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Benoît XVI : Où est la raison critique ? par Rachid Benzine

Par-delà les manifestations plus ou moins spontanées, l’émotion a été grande dans les sociétés musulmanes suite au discours de Benoît XVI le 12 septembre à Ratisbonne (lire TC n°3219). Le chercheur Rachid Benzine tente de sortir des caricatures et de montrer un islam plus complexe.

Pourquoi le pape Benoît XVI a-t-il choisi, comme point de départ d’une conférence sur les liens entre foi et raison, des éléments d’une polémique islamo-chrétienne du XIVe siècle ? Pourquoi, en ce temps où les susceptibilités sont tellement exacerbées dans un monde musulman en souffrance, avoir cru pouvoir faire resurgir une polémique ancienne désobligeante pour l’islam (le dénigrement de la personne de Mohammed), même s’il ne prend pas à son compte cette polémique ?

Les réponses à ces questions ne sont pas faciles à apporter, car il faudrait, pour cela, être « dans la tête » du pape. Mais l’utilisation que Benoît XVI a cru pouvoir faire, dans son intervention magistrale à l’université de Ratisbonne, de la citation de l’empereur byzantin Manuel Paléologue II, voulait servir à une comparaison périlleuse : la place de la raison dans la foi musulmane et dans la foi chrétienne. S’appuyant sur le commentaire des écrits de l’empereur byzantin qu’a faite le professeur Théodore Khoury, le pape croit pouvoir affirmer que la religion musulmane est moins apte que la religion chrétienne à considérer la raison humaine comme critère d’authenticité du « message divin ». Le raisonnement s’appuie à la fois sur l’idée qu’en islam, la volonté de Dieu s’avère plus élevée que l’intelligence humaine ne peut la percevoir, et sur l’affirmation que la foi chrétienne a été façonnée tant par la Bible que par la pensée grecque. Or, cette comparaison s’avère tout à fait discutable. Elle repose, en effet, sur une vision très partielle de l’islam, qui méconnaît notamment le fait que l’islam des origines a été lui aussi marqué par la culture grecque. Elle semble aussi appréhender l’islam comme une réalité immuable, dont la théologie, la spiritualité, les pratiques ne seraient pas susceptibles de se laisser enrichir par la rencontre des différentes cultures et par la succession des siècles. Elle nie l’existence d’approches diverses dans l’histoire de l’islam, et plus encore le fait que les musulmans sont généralement convaincus d’avoir une religion beaucoup plus « rationnelle » que le christianisme ! Reprenant une citation de l’islamologue Roger Arnaldez à laquelle se réfère Théodore Khoury, Benoît XVI croit ainsi pouvoir trouver une incarnation de la pensée musulmane en la seule personne du penseur Ibn Hazm, mais il ne se demande pas quel a été le poids, dans l’histoire, de ce théologien des Xe et XIe siècles, et quelle est son influence aujourd’hui.

La rationalité de l’inquisition

Citant la phrase, aujourd’hui inacceptable pour un musulman, de Manuel Paléologue II, surtout quand elle est prononcée par un pape : « Montre-moi donc ce que Mohammed a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de diffuser par l’épée la foi qu’il prêchait », Benoît XVI relève que l’empereur byzantin s’est « prononcé de manière si peu amène ». Mais il n’en reste pas moins que sa démonstration fait la part belle à Manuel Paléologue II, lequel apparaît comme un pacifiste (ce qui semble signifier que ceux contre lesquels il débat ne le sont pas…). Et que la suite du propos nous dit que, parce qu’il sait agir selon la raison, le christianisme est davantage capable de conjurer la violence (sous entendu : davantage capable que l’islam).

L’approche que fait Benoît XVI de l’islam à travers cette conférence paraît ainsi terriblement caricaturale. En croyant pouvoir faire l’apologie d’un christianisme agissant selon la raison, au détriment de l’islam pris dans la totalité de son passé et de son présent, le pape manifeste un in-compréhensible oubli de toutes les violences commises à travers les siècles au nom de telle ou telle forme du christianisme. Et qu’on ne dise pas que les violences chrétiennes de l’Histoire ont été commises en périodes de « déraison », car rien, par exemple, ne s’est voulu plus « rationnel » que l’Inquisition !
On le savait depuis déjà longtemps : le pape « Joseph Ratzinger » ne connaît pas grand-chose de l’islam, sinon ce qu’ont pu lui en apprendre des livres qu’il n’a jamais pu mettre en relation avec le vécu réel des musulmans, ou encore ce qu’il retient des manifestations de violence qui traversent aujourd’hui nombre de sociétés musulmanes qui n’en peuvent plus d’être humiliées. Ce n’était pas le cas de ses deux grands prédécesseurs qu’ont été les papes Paul VI et Jean Paul II, qui se sont montrés tous les deux de grands acteurs de la paix interreligieuse bâtie sur le respect mutuel des croyants de fois diverses. Il ne nous reste donc plus qu’à espérer au moins trois choses. La première est que la tempête qui a suivi la conférence de Ratisbonne éveillera Benoît XVI à la nécessité d’un nouveau regard sur l’islam et sur les musulmans. La deuxième est que l’émotion de certains musulmans doit laisser place impérativement à un véritable travail autocritique sur leur propre tradition.

Enfin, la troisième est que les chrétiens et les musulmans accepteront enfin de travailler sérieusement sur les postulats implicites du discours théologique de Benoît XVI, et notamment sur deux de ses concepts clés : celui de « logos » qu’il semble réduire trop vite à « raison » au lieu de « parole » qui suppose que l’homme est conversation et non monologue, et celui d’« analogie » qui implique, selon lui, que l’être de Dieu est analogue (en continuité) à l’être de l’homme. Entre les deux (Dieu et l’homme), nous trouvons le concept de nature normative, fixiste (encore un mythe). Cette notion de nature peut expliquer les positions conservatrices du pape dans un certain nombre de domaines comme la contraception ou encore la bioéthique. Au-delà de cette polémique qu’il s’agit de rendre féconde, d’autres chantiers devront être ouverts, en particulier celui du monopole de « Vérité » que Benoît XVI semble réclamer pour le catholicisme. Mais cela est encore une autre histoire…

Rachid Benzine est chargé de cours à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence dans le cadre du Master « Religions et société ».

Cette chronique a été publié dans Témoignage Chrétien

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