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L'idole des jeûnes

Fatéma Hal, 54 ans. Ethnologue et patronne de la Mansouria, institution de la gastronomie marocaine à Paris. Elle attendait avec gourmandise le ramadan, qui a débuté hier.

La fourchette de Fatéma Hal pique dans les assiettes de salades multicolores et de petits feuilletés qui recouvrent la table, tandis qu'elle explique qu'elle n'a pas faim car elle a petit-déjeuné tard. La patronne de la Mansouria, institution de la gastronomie marocaine, est une gourmande sultane. Enfoncée dans les coussins de la banquette, elle parle vite, mélange les époques, bâcle les anecdotes, ouvre des parenthèses qu'elle oublie de refermer. «Le ramadan, c'est la période fastueuse où on s'éclate en cuisine», dit cette musulmane qui n'a pas sa langue dans sa poche. Cette semaine, à la nouvelle lune, donc, chaque musulman ­ enfants, malades et femmes enceintes exceptés ­ doit respecter le précepte de l'islam qui oblige à jeûner du lever au coucher du soleil. Mais dès la rupture du jeûne, le ftôr, le «festin», commence. Le jour est voué à la prière, la nuit, au partage. «On ne regarde pas les choses de la même façon, lorsqu'on n'a pas le droit d'y toucher. Le goût n'est jamais si affûté que durant cette période», dit Fatéma Hal. Pour casser le jeûne, une datte, un peu de lait, une soupe : la harira (Maroc), ou la chorba (Algérie), bouillon à base d'agneau et de tomates, servie avec des quartiers de citron. Moment intime, la rupture du jeûne se vit dans la communauté. «La pire des choses, pour un Maghrébin, c'est de manger dans un restaurant pendant le ramadan», dit Fatéma Hal. Dans son propre restaurant de l'avenue Faidherbe à Paris, le service se ralentit au coucher du soleil, car serveurs et cuisiniers rompent le jeûne en cuisine.

Après le ftôr, certains continuent à manger, d'autres attendent le dîner d'une dizaine de plats . «Un musulman dépense trois fois son budget d'alimentation habituel durant le ramadan», note celle qu'un magazine a surnommée «la femme Fat'Hal». Selon elle, 7 millions de personnes en France mangent halal actuellement. En tout cas, la chaîne de libre-service en gros Métro, qui vend des stocks de miel, de semoule et de sucre, édite maintenant un catalogue spécial ramadan. On y trouve notamment ce que Fatéma Hal nomme les pâtisseries stars du ramadan : zalabias et griouches. L'Aïd, qui clôt le ramadan, est surtout un événement sucré, symbole de douceur pour les mois à venir. «On se rend visite, avec des pâtisseries gorgées de miel préparées dix jours à l'avance. Kaaks, makrouts, losanges aux dattes, baklavas.»

Si Fatéma Hal a une image bienveillante de l'islam, c'est au ramadan qu'elle la doit. Enfant, à Oujda, dans le mois qui précède le jeûne, sa mère entreposait la farine, les épices, le café, le thé vert de Chine, les fruits secs, le sucre et le miel.

Elle est née dans une famille modeste au Maroc, à la frontière algérienne. Sa mère, Mansouria, qui a eu cinq enfants de trois maris différents, était une forte femme. Elle répudie Menouar, le père de Fatéma, un chauffeur de taxi, en se prétendant ensorcelée. «Les femmes ont un grand pouvoir dans la civilisation arabo-musulmane, à condition d'être maligne. Et ma mère l'était». A 17 ans, Fatéma quitte le Maroc pour épouser en 1970 un cousin qu'elle connaît à peine à Garges-lès-Gonesse. Elle fait un enfant tous les dix-huit mois avant de s'enfuir après qu'un autre cousin lui a expliqué qu'elle pouvait poursuivre des études à la fac de Vincennes, en obtenant une équivalence du bac. «C'était révolutionnaire ! Les femmes au foyer, les ouvriers, tout le monde pouvait y aller.» Elle s'inscrit en littérature arabe et débarque dans une fac où enseignent Jacques Lacan, Michel Foucault et François Châtelet. Son prof de littérature arabe est Jamal Eddin Bencheikh, le traducteur des Mille et Une Nuits en Pléiade. «L'université a été un des plus beaux cadeaux de ma vie. Normalement, pour une femme marocaine, la liberté, c'est fumer, boire, aller en boîte. Moi, c'était apprendre.» Ce qui ne l'empêche pas de goûter à l'alcool, expérience dont elle se souvient encore : «C'était à La Tartine, au 24, rue de Rivoli. Un verre de saint-estèphe. Une amie m'avait emmenée, elle m'avait dit : "Tu ne peux pas rater ça, il faut que tu essaies." Mais quelle merveille.» Elle boit toujours, mais à petites doses, adepte d'une relation souple à l'islam. «La religion m'intéresse en tant que culture et tradition. Mais je ne suis pas pratiquante. Avec mon livre, j'ai voulu rappeler qu'il y a, dans l'islam, de l'élégance, un partage, et pas que de la violence. Quant au voile, tant qu'on ne l'impose pas, aux petites comme à moi, il ne me dérange pas.»

Fatéma Hal enchaîne avec l'anthropologie, à l'Ecole pratique des hautes études. Elle a alors deux mi-temps. Conseillère technique dans les îlots sensibles, elle tient une permanence à la Goutte-d'Or. Et réalise des enquêtes et des traductions pour le ministère des Droits de la femme. En 1984, alors qu'elle vient de récupérer ses enfants qui étaient restés avec leur père, elle décide d'ouvrir un petit restaurant. «La honte, ce n'est pas de tomber, c'est de ne pas se relever», se dit-elle. Faute d'apport personnel, les banquiers refusent de lui prêter. Elle n'obtient pas davantage de bourse d'aide aux femmes «car la cuisine, ce n'était pas innovant». Fatéma Hal réussit, pourtant, à réunir 150 000 francs, en participant à un système de tontine, calqué sur le principe des microcrédits, et en vendant des bons pour des repas dans son restaurant virtuel. Dans des salles prêtées par des associations, elle organise des dîners en expliquant son projet et encaisse les souscriptions. Une de ses amies, Nancy, en achète pour 10 000 francs. «Elle a table ouverte ici jusqu'à la fin de ses jours.»

Est-ce bon, à la Mansouria ? ça dépend. Le restaurant passe pour une des meilleures adresses orientales de Paris. Les plats qui se succèdent sur la table durant notre entretien sont parfumés et frais : la cuisine marocaine, qui tire sa force d'une multitude de combinaisons à partir de moyens limités, est raffinée. En cuisine, Najhat Rabhi, une dada marocaine, est aux fourneaux. Elle travaille à la Mansouria depuis dix-huit ans. Mais la veille au soir, venus incognito, ce fut une autre affaire. Le poulet aux tomates et aux pétales de rose, plus difficile à découper qu'une raquette de ping-pong, ne cassait pas trois pattes à un canard. Le carré d'agneau confit au miel n'était ni fondant ni confondant. La corne de gazelle microscopique, plus corne que gazelle, manquait de douceur. Le service, somnambulique, oublia même d'apporter du pain sur la table, un pain pourtant cuit à la maison. Et ce n'est pas donné : 65 euros pour deux plats, une demi-bouteille de Guerrouane et une assiette de pâtisserie...

La Mansouria comptait 25 places à son ouverture, 150 aujourd'hui. Fatéma Hal est à la tête d'une PME de 22 personnes, en comptant le rayon traiteur au Lafayette Gourmet, et le laboratoire de Pierrefitte. Hyperactive, elle diffuse sa propre gamme d'épices et de thé, donne des cours sur Cuisine-TV. Elle a publié une demi-douzaine de livres de cuisine. Au printemps, elle programmait le Festival d'arts culinaires de Fès.

Celle que certains ont baptisée «l'ambassadrice de la cuisine marocaine» entre- t-elle de temps en temps dans la sienne ? «Oui. Quand on refait la carte. Mais l'idéal, c'est qu'on parle de nous, et de la cuisine marocaine. C'est plus important que surveiller ma caisse. Grâce à quoi, j'ai 37 500 occurrences sur Google...» Enfant, elle rêvait d'être fille unique, pour attirer l'attention de sa mère.

Fatéma Hal en 8 dates
5 février 1952 Naissance à Oujda (Maroc).
1975 Paris-VIII, licence en littérature arabe.
1979 Ethnologie du Maghreb, à l'Ecole pratique des hautes études.
1984 Ouverture de la Mansouria.
2001 Légion d'honneur.
2006 Ramadan, la cuisine du partage, éditions Agnès Vienot.

Marie-Dominique Lelievre
Source: Libération

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