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Immigration: Une loi de désintégration

Le projet Sarkozy, censé rééquilibrer l'immigration, déstabilise les familles.

Fallait-il une nouvelle loi pour corriger les impuissances de la précédente ? L'ordonnance de 1945 avait déjà été modifiée à maintes reprises, et notamment de façon équilibrée par la loi relative à l'entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d'asile, dite loi «Reseda», du 11 mai 1998. Un nouveau code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile est entré en vigueur l'an dernier, mais rien n'indiquait qu'il fallait le modifier encore.

En effet, si l'immigration familiale a augmenté, c'est par effet mécanique de l'application d'une législation qui est protégée par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, interdisant de porter atteinte au «droit à une vie familiale normale». Quant à l'immigration de travail, elle a certes baissé, mais c'est essentiellement en raison d'une mauvaise utilisation de la loi : l'application aveugle du principe dit «d'opposabilité de l'emploi» constitue un dysfonctionnement aberrant ; beaucoup de candidats se voient refuser un titre de travail alors qu'ils disposent d'un vrai contrat de travail en France, dans des secteurs où on en a besoin.

S'il faut opérer des ajustements et apporter des modifications au code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, il n'est en revanche nullement nécessaire de le bouleverser de fond en comble. Les modifications qu'on nous présente sont réellement inquiétantes : la précarisation va être de règle pour l'octroi d'un titre de séjour lié à la vie privée et familiale. Or, si celle-ci a augmenté, ce n'était pas en raison du caractère laxiste de la loi précédente, mais bien parce que le volume des bénéficiaires d'une carte de séjour temporaire mention «vie privée et familiale» est dû essentiellement aux titres décernés aux conjoints de Français et aux parents d'enfants français. Veut-on déstabiliser les familles françaises ? L'article 3 du projet prévoit que la carte de séjour temporaire est retirée si son titulaire cesse de remplir l'une des conditions exigées pour leur délivrance. Cela conduit à une situation intenable pour les immigrés régulièrement installés sous ce régime. Exemple : un ouvrier licencié perdra automatiquement sa carte de séjour temporaire. Voilà un illégal de plus fabriqué par les soins de la loi ! Une femme battue ne pourra pas divorcer sans perdre sa carte de séjour temporaire. Bravo pour l'émancipation des femmes : elles auront à choisir entre continuer à recevoir des coups ou partir de France...

La remise en cause du regroupement familial par le projet de loi vise plus un effet d'annonce qu'un changement réel : ce regroupement, comme on l'a dit, est protégé par la Convention européenne des droits de l'homme. Mais on instaure un climat de durcissement des conditions de délivrance des premiers titres de séjour, en particulier pour motif familial. Par exemple, l'article 27 du projet de loi retarde d'un an l'attribution d'une carte de résident de longue durée pour la famille régulièrement installée en France d'un étranger lui-même régulièrement installé en France. Cette famille devra attendre trois ans avant de l'obtenir, au lieu de deux actuellement, et conserver une carte de séjour temporaire. De même, l'article 28 supprime la délivrance de plein droit de la carte de résident aux ressortissants qui justifient de plus de dix ans de séjour régulier : même à ceux-là, elle pourra être refusée, et ils devront continuer de faire renouveler tous les ans leur carte de séjour temporaire. On détruit ainsi le principe du renouvellement automatique, qui faisait tellement honneur à la France.

Le projet de loi veut encourager une immigration de travail sélective. Or, selon un rapport récent de l'Item Club (centre de recherche du cabinet Ernst & Young), l'immigration en provenance d'Europe de l'Est au Royaume-Uni, qui rend «plus mobile et plus flexible» la main-d'oeuvre, contribue à la hausse du chômage en rendant le marché du travail plus difficile d'accès pour les Britanniques, notamment pour les demandeurs d'emploi soucieux de conserver un salaire au moins égal à celui de leur emploi précédent (le Monde du 26 avril).

Echo de cette «bonne» conséquence pour une partie des entrepreneurs, l'article 10 organise la libéralisation de l'immigration de travail dans les branches professionnelles qui n'arrivent pas à recruter, parce que les salaires y sont trop bas et les conditions de travail trop difficiles. Le mot d'ordre est clair : quand une branche professionnelle ne parvient pas à recruter, il n'est plus besoin de développer la formation et la qualification professionnelle, d'augmenter les rémunérations ou d'améliorer les conditions de travail. Il suffit que la branche soit inscrite sur une liste pour que la situation de l'emploi ne puisse plus être opposée dans l'octroi d'une autorisation de travail aux ressortissants étrangers. Organisation de la régression sociale ?

L'article 6 du projet organise le droit à l'installation professionnelle en France pour les diplômés de niveau au moins égal au mastère, qui auront une autorisation provisoire de séjour de six mois pour chercher un travail, et pourront ensuite s'installer en France. L'article 12 prévoit une carte de séjour «compétences et talents», avec des avantages particuliers pour les sportifs de haut niveau, les artistes et intellectuels renommés. Au lieu de faciliter la circulation par l'octroi plus facile de visas à entrées multiples, on favorise l'installation en France. Pillage des élites des pays en développement...

Ce projet de loi est officiellement «relatif à l'immigration et à l'intégration». Prétendant intégrer les immigrés, il les déstabilise en pratique, en organisant la précarité, en légitimant la suspicion, en renforçant le durcissement de leurs conditions de régularisation et de leur statut de résidents.

La France a besoin en effet d'une grande politique de l'immigration ­ mais non d'une énième modification de la loi. Elle a besoin d'une intelligence lucide de la signification des grands mouvements de populations à l'oeuvre aujourd'hui. Mais on doit l'affirmer clairement : l'immigration est nécessaire pour l'économie, pour le renouvellement démographique, pour le rayonnement culturel du pays. Pas à n'importe quelles conditions.

L'immigration doit être gérée avec les pays de départ et, pour eux aussi, profitable. Elle doit être liée à une véritable politique d'accès à la citoyenneté, c'est-à-dire à l'identité du pays d'accueil.

Mais cette vision stratégique fait cruellement défaut à nos responsables politiques. Au lieu de cela, on nous propose une loi qui va exciter les passions, accroître les inégalités et rendre la vie plus infernale pour tous ceux qui ont envie, parce qu'ils aiment la France, d'y vivre normalement et dans la dignité.

Par

Sami Naïr professeur
de sciences politiques
à l'université
de Paris-VIII
et
Patrick Quinqueton haut fonctionnaire.

Source: Libération

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