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Théatre à Tanger : « Les chemins de la mort »

Des enfants de Tanger jouent une pièce sur l'immigration clandestine en s'inspirant de leur propre expérience. Un travail de sensibilisation, entre fiction et réalité.

Deux ombres se déplacent furtivement dans le port de Tanger. Deux gamins à la recherche du camion sous lequel ils pourront se glisser, dans l'espoir qu'il les emmènera jusqu'en Espagne. Mais les gardiens rôdent, ils parviennent à attraper les enfants et les emmènent dans un recoin obscur. On ne voit plus rien, on entend seulement des coups de bâton et des cris de douleur. « Arrêtez, safi, c'est bon, on va revoir ça », intervient une voix mêlant français et darija.

Celui qui vient de mettre fin à cette scène est Eric Valentin, un comédien français devenu animateur depuis quelques mois. Nous ne sommes pas au port mais sur des planches. Celles du petit théâtre de l'association tangéroise Darna (dont l'objectif est de réinsérer des enfants en difficulté), situé en pleine ville, juste en face du souk aux poissons. Rideaux rouges, fausses fenêtres décoratives et murs fraîchement repeints, ce théâtre a été récemment restauré. Sous la houlette d'Eric, une petite troupe, formée d'une douzaine d'enfants bénéficiaires de l'association, y répète la pièce créée à la suite d'une série d'ateliers. Du théâtre, oui, mais à leur image, où la comédie côtoie la tragédie, et la fiction se mêle à la réalité. La pièce porte un nom plein de gravité : « Les chemins de la mort ».

Elle raconte la vie d'une famille très pauvre dont les deux fils veulent « harrag » (brûler, c'est-à-dire passer clandestinement en Espagne). Les apprentis-comédiens, dont plusieurs sont frères, ont choisi eux-mêmes de traiter le thème de l'émigration clandestine. Parce qu'il les touche de près.

« Il ne reste plus que le port »
À l'heure de la pause, assis en rond au milieu de la salle vide, ils discutent de leurs motivations. « On a voulu parler de ça parce que ça arrive tous les jours à Tanger. Des familles vivent normalement, et puis le lendemain, l'un d'entre eux est en Espagne. Ça m'est arrivé. Un jour, on mangeait tous ensemble avec mon cousin, et puis le lendemain il a téléphoné. Il vivait en Espagne avec une Espagnole », explique Saber, 10 ans, qui a lui-même déjà traîné au port. « On a pensé à ce sujet car on voulait apporter notre expérience sur scène et la porter devant le public. On parle de l'école, de la famille, du port. Quand l'école et la famille chassent les enfants, il ne reste plus que le port », analyse Mohamed, 18 ans, le plus âgé, et le plus expérimenté en la matière. Le port, il y passe ses nuits.

La pièce a été entièrement montée en moins de trois mois. Les jeunes comédiens l'ont d'abord jouée à Tanger, dans leur théâtre, devant leurs amis et leurs familles. Avec fierté. « Ma mère ne m'a pas reconnu », assure Mohamed.

Déguisé en femme et déclamant son texte avec une voix de tête, il jouait justement la mère de famille encourageant l'un de ses deux fils à émigrer, et essayant de retenir l'autre, son préféré. La troupe est ensuite partie en représentation à Fès, à l'occasion d'un festival de théâtre scolaire. Abdelkrim, 13 ans, se souvient des dimensions de la grande salle et de tout le monde qui la remplissait. « Même pas peur », fanfaronne-t-il. Il se souvient surtout qu'il a bien failli ne pas pouvoir jouer. Faisant son entrée en scène, côté public, dans le rôle d'un vendeur de kleenex dans les rues, il s'est fait interpeller par des gens qui voulaient le faire sortir. « Ils me disaient que je n'avais rien à faire là », rigole encore Abdelkrim. Il a eu sa revanche.

Les membres du jury sont venus féliciter les enfants en coulisses dès la fin du spectacle, séduits par cette pièce réaliste, différente des contes des mille et une nuits qui peuplaient le festival. Les enfants des « chemins de la mort » sont repartis avec un prix spécial, un prix d'encouragement. À présent, le travail continue pour la petite troupe en vue de nouvelles représentations dans toutes les salles qui voudront bien leur ouvrir leurs portes.

Les répétitions ont repris, pour corriger les erreurs, remettre au point certains textes, rebondir sur des improvisations. Éric est bien décidé à emmener son équipe au bout de cette expérience. Avec patience, puisqu'il en faut pour encadrer ces garçons turbulents, pleins d'énergie et de talent. Petit à petit, ils sont passés du pur divertissement à la prise de conscience des enjeux de la pièce. « Moi je vais au port juste pour voir ce qui se passe et pouvoir le raconter », dit Yacine, 17 ans, acteur et auteur. Il a écrit plusieurs très beaux poèmes intégrés au scénario. Notamment une harangue aux spectateurs, destinée à les sensibiliser. « On se fait plaisir et en même temps on peut passer un message aux gens, leur exposer ce qu'on endure », résume Saïd, 17 ans, très bon acteur et danseur, fan de films indiens. « On parle de l'émigration clandestine pour que les parents prennent leurs responsabilités envers leurs enfants et que les enfants ne pensent pas à tenter cette aventure », affirme avec sincérité le grand Mohamed. Lui-même, au début du travail, avait commencé à changer de position et de projet. Il n'allait plus au port. Mais ça n'a pas duré. « J'ai appris que quatorze de mes amis ont brûlé, trois seulement ont été refoulés. Pourquoi pas moi ? », demande-t-il avant d'avouer que cette nuit encore il est descendu au port.. « loisir, un peu comme le foot. Ici, je n'ai rien à faire. Là-bas j'aurai un métier ».

La sensibilisation rencontre vite ses limites. « Malgré tout ce qu'on leur dit, ils croient que là-bas la vie sera belle, ils veulent absolument tenter leur chance », s'étonne encore Zara, comédienne marocaine qui assiste Eric. Ce dernier aussi est lucide : « ce n'est pas seulement une pièce de théâtre qui peut les changer. Ils sont un peu embrouillés. Il faudrait un véritable accompagnement psychologique ». En tout cas, le théâtre fonctionne comme une catharsis, les enfants disent tout oublier quand ils jouent. D'ailleurs, ils sont déjà remontés sur les planches, pour répéter la scène finale.

Un jeune garçon pleure sur le cadavre de son frère, retrouvé mort de froid dans le port, après une énième nuit de tentative. Il déclame tristement : « Les enfants meurent du matin au soir. Mère, mère, pourquoi perd-on tant d'âmes ? Cela nous laisse de la douleur au cœur. Cette immigration, à quoi sert-elle ? ».

Armandine Penna
Source : Le Journal Hebdomadaire

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