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Plutôt mourir en mer que vivre dans ce trou !
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16 décembre 2003 17:49
Voilà un témoignage de la misére (Courrier International)


Quarante Marocains originaires du même village ont péri dans la même patera. A Assara, les familles n’osent pas dénoncer les passeurs, haut placés. Et le désir de partir est plus fort que jamais.

Le douar Assara est un de ces hameaux typiques du monde rural néo-urbanisé. Une laide uniformité, symbolisée par le style architectural du siège flambant neuf de la commune. A côté de la coopérative de blé trône une station Shell. En face, une téléboutique-café, le seul espace de rencontre et de distraction. Des hommes ruminent ensemble contre le destin qui les a fait naître dans un village où la vie est si dure. Tous travaillent quasi exclusivement pour la même personne : le seigneur du village. Ouvriers saisonniers dans les terrains qui entourent le douar, dont une grande partie lui appartient, les “damnés d’Assara” touchent 30 dirhams [2,70 euros] par jour lorsqu’il leur offre du travail. Le seigneur du village est le maître de la coopérative ; avec ses camions qui permettent de transporter le blé, il a la mainmise sur la production de tous les petits propriétaires. Parce qu’il est indispensable à la survie de tous, ses désirs sont des ordres et il vaut mieux être dans ses petits papiers. Son fils a été élevé pour être “de la même veine que son père”, une kelma [parole] qui compte et des villageois qui baissent les yeux quand il apparaît. Comme beaucoup d’élus communaux de la région, il a décidé de travailler dans le juteux commerce du h’rig [l’émigration clandestine]. En raison de ses appuis et de ses connaissances, il a été contacté par un membre de ces réseaux mafieux qui pullulent dans la région. Ses premiers clients ont réussi à partir, l’apparence du village s’en est tout de suite ressentie. Quelques bâtisses en dur ont surgi de la terre aride d’Assara, des belle macchine immatriculées RC (Reggio di Calabria) ont soulevé des nuages de poussière sur les pistes du douar. Et le rêve s’est installé. Insidieusement, mais durablement. Partir pour sortir de la misère, partir pour avoir les mêmes objets que celui qui a eu le courage et l’argent pour “traverser".

A Fqih Ben Salah, la ville la plus proche, située à moins de quarante kilomètres, ils sont nombreux, ceux qui ont réussi ; la ville en devient même opulente chaque mois d’août. Et c’est tout naturellement, comme une fatalité, que les jeunes du village sont allés trouver le fils du potentat local “pour qu’il [les] sauve”. Pour la somme de 7 000 dirhams [637 euros] chacun, il sera leur homme. Quarante personnes sauteront sur l’occasion : 39 hommes et 1 femme. Ils sont tous cousins, tous désespérés. Pas un père ni une mère n’ont tenté de les en empêcher. La peur au ventre, ils les ont laissés partir, mais avec l’intime conviction que le destin, ailleurs, sera plus clément. La mort est peut-être au bout, mais la vie vaut-elle d’être vécue dans l’indignité ? Ils iront aux “Canaries”, c’est plus facile et “moins gardé". Laâyoune sera leur première halte. Pendant quelques jours, ils patienteront dans la ville ocre. Hicham Boukhari fait partie de la bande des quarante d’Assara. La veille du grand départ, il téléphone en catastrophe à sa tante à Fqih Ben Salah : “Nous partons demain, préviens tout le monde au village.” Ce sera le dernier signe de vie de nos candidats à l’eldorado. Après une semaine, l’inquiétude s’est installée au village. Pas de coup de fil ni de lettres. Un silence partagé par des familles désemparées et impuissantes. La douleur et une ambiance mortifère plombent le village. Pleurer, attendre, l’espoir qui s’amenuise de jour en jour. Chaque coucher de soleil supplémentaire est un signe funeste. Après un mois, les mères tentent leur chance chez les voyantes. Elles reviennent plus ou moins rassurées et apaisent ceux que le désespoir paralyse. Pour quelque temps. D’autres vont brûler des cierges. Invoquer les “esprits saints” pour adoucir le destin de leurs enfants. Les hommes du village, eux, ne savent pas quoi faire. Aller contacter l’autorité ? Pour lui dire quoi ? Et surtout sans mouiller le fils du nabab du village, l’homme qui les fait tous travailler.

La tension est à son comble. Atika a 15 ans, c’est la soeur d’Hicham Boukhari. Dès le départ de son frère, elle a arrêté ses études. Il était le chef de famille et son départ laisse un trou béant. Ses traits sont creusés et une immense interrogation marque son regard. Elle aura à la bouche cette phrase paradoxale : “Dès que j’aurai l’occasion de partir à l’étranger, je sauterai dessus : il faut que je sauve ma famille, mes petites soeurs.” Prendre le relais du frère disparu, perpétuer l’espoir, le retrouver... Mourir peut-être comme lui. Les objectifs, les interrogations d’une jeune fille qui n’a pas fait son deuil, qui refuse de regarder la vérité en face. Les hommes ont fini par aller voir le caïd et les gendarmes. Mutisme total, et pour cause : aucun corps n’a été repêché. Les mères souffrent en silence. Elles s’agglutinent les unes aux autres pour supporter la douleur. L’une d’entre elles entend parler d’une association, à Khouribga, qui aide les familles de harraga [brûleurs de frontières], l’association des Amis et familles des victimes de l’immigration clandestine (AFVIC). Tout de suite, les militants de l’ONG prennent l’affaire en charge. Rendez-vous est pris à Fqih Ben Salah, loin des regards curieux, pour écouter leurs malheurs. La mère d’Hicham Boukhari et une vingtaine d’habitants du douar les accueillent comme des sauveurs. “Nous étions leur dernière bouée de sauvetage, nous pouvions peut-être les aider à trouver une réponse à leurs interrogations”, souligne Hicham Rachidi, vice-président de l’ONG. Au douar d’Assara, ils sont reçus avec une certaine méfiance. “Le père du passeur nous observait du coin de l’oeil et il a demandé à son adjoint de prendre le numéro d’immatriculation de notre voiture... Une façon de nous menacer, pour nous montrer qu’il avait le bras long.” Mais le discours de l’ONG est rassurant. “Nous sommes venus vous aider, donnez-nous des photos des disparus. En les publiant dans la presse, peut-être parviendrons-nous à les retrouver.” Les habitants apportent un à un, timidement, les clichés. La mère d’Habiba, la seule fille qui avait décidé de franchir le pas, tient précieusement la photo de son enfant. Une photo d’identité abîmée... Mais, pour une personne qui n’a pas fait son deuil, elle représente le seul moyen de ne pas sombrer dans la folie. Les crises d’hystérie sont courantes et l’indifférence des autres, tous ceux qui ne vivent pas dans leur chair le drame, avive les plaies. Dans le café du village, le caïd, les gendarmes, l’Etat dans toute sa splendeur observent les militants de l’AFVIC avec circonspection. A leur départ, ils débrieferont tout ce beau monde. “J’ai ressenti une immense hogra [mépris], raconte Rachidi, en voyant qu’on ignore la souffrance de ces gens, mais aussi de la colère, en voyant les habitants du douar considérer le passeur comme une sorte de Robin des bois, un sauveur, un homme qui ne voulait que leur bien.” A aucun moment, les familles d’Assara n’auront de griefs à l’égard de l’homme qui a envoyé leurs enfants à la mort. “C’est une constante ici, le passeur vient pallier un Etat déficient. Aux familles il promet un avenir meilleur pour leurs enfants et, par ricochet, pour eux. Aux candidats il vend ‘belles voitures’ et colifichets.” Ainsi, reconnaître la responsabilité du passeur, pour une mère ou un père, c’est admettre sa propre culpabilité et sa vénalité. Au village d’Assara, Rachidi, est atterré. Les regards éteints des habitants sont fixés sur eux. “Que leur dire ? S’agit-il d’être pragmatique, raisonnable, avec des gens qui n’ont plus eu de nouvelles de leurs enfants depuis des mois ?” Au douar, personne n’a le coeur au travail, seul le seigneur du village continue de charger ses camions et d’observer du coin de l’oeil, dans une totale indifférence, les familles des victimes. “Tout le monde est complice dans cette tragédie : cela va du caïd, qui regarde de loin sans rien faire, aux gendarmes, qui ont mis des semaines à rédiger un PV signalant la disparition des candidats à l’immigration clandestine”, ajoute le vice-président de l’AFVIC. Quarante personnes ont ainsi disparu sans laisser aucune trace. Ici, personne ne cherche à identifier les responsables de cette tragédie, encore moins les coupables. Les jeunes qui restent au douar sont tous en instance de départ. La mort pressentie de leurs camarades ne les a pas fait changer d’avis. Pis : elle n’a fait que renforcer leur désir de partir. Une banalisation du risque, le suicide latent d’une génération face à un Etat impuissant. Au moment où le Maroc décide de faire face à ce fléau par la création d’une direction des migrations internationales et d’un observatoire chargé d’analyser cette problématique, toute volonté d’occulter, de cacher les drames que vivent les familles des disparus constitue une véritable bombe à retardement. En niant la disparition des quarante du douar d’Assara, en n’aidant pas les familles à vivre leur deuil, en ne donnant aucune importance à cette tragédie, la société marocaine banalise la mort. Jusqu’à preuve du contraire, les seules voies des désespérés sont l’immigration clandestine et l’autodestruction (par l’alcool ou la drogue). Depuis le 16 mai [attentats islamistes à Casablanca], on sait également que, si des jeunes n’arrivent pas à donner un sens à leur vie, ils croient donner du sens à leur mort.



Younès Alami

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