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Nouvelle littéraire
l
23 juin 2014 00:15
Gestions de crises


Première partie :

Malgré les solutions envisagées pour réduire l’impact du chômage, le pays continuait à souffrir de ce fléau qui persistait à ronger sa jeunesse. Tous les futurs élus accusaient leurs prédécesseurs de n’avoir pas su prendre les bonnes décisions susceptibles d’éradiquer ce mal. Lors des meetings, ils rassuraient les populations, généralement des femmes et des enfants, en leur affirmant qu’au cas où ils prendraient les rênes de la région ou de la ville :
« Vous ne trouverez pas un seul citoyen sans travail ! ».
Les hommes n’assistaient pas à ces rassemblements :
« Ces orateurs occasionnels ne visent en réalité que de somptueux fauteuils au sein du conseil municipal, un poste qui leur permet de fructifier leurs propres affaires, et par voie de conséquence, gagner des sommes colossales. Ils usent du pouvoir pour servir leurs intérêts immédiats ».
Se sacrifier pour le peuple ?
« La république » de Platon !
Et les sommes d’argent que les candidats dépensaient généreusement lors de leurs campagnes électorales ?

Et les festins gargantuesques qu’ils organisaient après leur victoire ?
Comment allaient-ils récupérer toutes leurs dépenses ?
Mais non ! Ils se sacrifient pour l’intérêt général !
« Ils adorent le peuple. Ils aiment bien le servir. Et pour cet acte noble, ils sont prêts à dépenser toutes leurs richesses ».
Peuple ingrat !
Les jours de scrutins, une bonne partie de la population, consciente de la farce qui se jouait au niveau national, fuyait les bureaux de vote et se barricadait chez elle.
Rejet collectif de participation.
Cependant, radio et télévision venaient narguer, sans scrupule, les citoyens jusque chez eux, pour leur annoncer que le record de participation venait d’être pulvérisé et qu’il avait frôlé les cents pour cent. La presse écrite, elle aussi, participait à sa manière à cette mascarade en publiant les photos, souvent en couleur, des heureux élus.
Et la vie continuait : circulaire, plate, monotone, insipide.
Le scrutin n’était qu’une parodie.

Avec le temps, beaucoup de jeunes diplômés vinrent gonfler les rangs des chômeurs. Ils se révélèrent largement plus téméraires que leurs aînés majoritairement illettrés. Ils organisaient des settings devant les municipalités et les préfectures dans le but d'interpeler ceux et celles qui leur avaient promis du travail et leur rappeler qu’il était temps d’agir.
Ils criaient.
Manque de concentration des responsables à cause du bruit.
Impossible de travailler.
Administrations en panne.

Les syndicats tentèrent vainement de récupérer ce soulèvement aux allures prometteuses.
Les jeunes se méfiaient aussi bien des syndicats que du patronat et des partis politiques.
Désespérés, ils avaient perdu toute confiance.

N’appréciant pas ces dérangements, alors qu’ils n’avaient pas encore mis sur pied leurs propres projets, les nouveaux élus faisaient appel à la police, parfois même à l’armée pour apaiser les mécontents.
Excès de zèle.
Les forces d’intervention rapide, usaient souvent d’arguments qui leur paraissaient on ne peut plus dissuasifs. Ils gratifiaient honorablement tous les jeunes demandeurs d’emploi de coups de matraques. Mais les bataillons de mécontents n’abdiquaient pas. Plus décidés que jamais, ils pansaient leurs blessures et revenaient à la charge une semaine plus tard.
Le Printemps arabe venait de se déclencher. Ses senteurs fortes aux odeurs nauséabondes avaient déjà chassé certains chefs d’états.
La peur régnait en maître.
L’ouragan imprévisible risquait d’être contagieux. Il pourrait se déclencher à n’importe quel moment.
Les conséquences seraient dévastatrices, surtout pour les élus.
Il fallait donc agir vite.

A contre cœur, certains représentants du peuple finirent par sortir de leurs coquilles. D’autres quittèrent leurs tours d’ivoire.
Ils tentèrent de trouver une issue de secours.
Ils se mirent à cogiter malgré leurs quotients intellectuels très au dessous du médiocre.
Visages pales ou cramoisis.
Gouttes de sueurs sillonnant des joues flasques.
Les élus étaient au bout du désespoir.
La menace des sans emplois planait sur leurs têtes.
Il fallait faire vite.
Leurs réunions extraordinaires fréquentes montraient bien qu’ils étaient à bout de souffle et à court d’idées.
La solution qui les soulagerait tardait à venir.
Heureusement, du fin fond du pays vint la délivrance.
Un conseil municipal dont on n’avait jamais parlé et auquel personne n’avait jamais songé, finit par trouver la potion magique qui allait bouleverser la gestion des crises au niveau des communes : Les attentes d’une bonne partie des chômeurs allaient être satisfaites.
Un lac peut se révéler plus riche en poissons qu’un vaste océan.
Il fallait tout simplement construire des marchés communaux, et distribuer les boutiques aux chômeurs.
Ce n’était pas sorcier, mais il fallait y penser.
Les idées géniales germent toujours dans des esprits modestes.
Tous les élus empruntèrent le chemin de la petite communauté.

Le conseil municipal de la ville d’El jadida, comme ses semblables, sauta sur l’occasion et érigea en un temps record son marché.
Un monument qui resterait certainement dans les annales de la ville.
Une centaine de minuscules boutiques, aux dimensions de tombes.
Les responsables pensaient y enterrer une bonne partie de leurs soucis. Des ruelles, dont la largeur dépassait rarement un mètre, sillonnaient cet espace commercial. On donna à ce monument aux allures d’un cimetière le nom très évocateur de « Bir Brahim » (le puits d’Abraham).
Qui était Brahim ? Et pourquoi parlait-on de son puits ?
Mauvais présage.
Marchands et usagers rejetèrent ce nom maudit et le remplacèrent par celui de « Lalla Zahra » (Zohra la Sainte !). Au moins cette bienheureuse n’était pas étrangère au quartier, puisqu’elle reposait tranquillement à quelques mètres du marché. D’ailleurs les habitants enjambaient quotidiennement sa tombe qui barrait un trottoir dans toute sa largeur.
Distribution des boutiques- tombeaux dans des conditions « transparentes et hautement démocratiques »
Craignant l’échec de leur démarche et se souvenant des fameux settings, les élus éventèrent une idée aux allures d’une vérité générale:
« Un petit métier libéral est mille fois plus lucratif que le poste d’un haut fonctionnaire public ».
Le slogan fit son effet.
Certains chômeurs se voyaient déjà participer à des foires internationales et décrocher des contrats juteux.
Pour prendre possession de leurs boutiques, les bénéficiaires chanceux devaient verser au préalable une importante somme d’argent aux membres du conseil municipal. Ce qui freina sensiblement la ruée vers Lalla Zahra. Surtout que cette lourde taxe n’était mentionnée sur aucun papier officiel.
Les représentants des citoyens avaient besoin de beaucoup d’argent pour maintenir leur niveau de vie.
On oublia les infrastructures de base.
Les travaux de finition des boutiques furent à la charge des acquéreurs. Certains commencèrent à installer des portes.
Le bois coûtait chers.
La plupart des futurs négociants se contentèrent d’accrocher un bout de tissus en guise de porte.
L’entrepreneur chargé de la construction de ce joyau architectural avait omis, lui aussi, de prévoir des lieux sanitaires.
Zohra la Sainte n’avait pas besoin de WC.
On se soulageait partout. Là où on pouvait. L’odeur d’urine embaumait Lalla Zahra.
La régie de la ville priva le marché des deux éléments vitaux : l’eau et l’électricité.
Tôt le soir, clients et commerçants cédaient les lieux à des hordes de chiens et de chats. Personne ne pouvait aborder Lalla Zahra dans l’obscurité. Même la police n’osait jamais se hasarder près de ce lieu à haut risque, situé en plein cœur d’un quartier populaire qui approvisionnait tous les toxicomanes en toute sorte de drogue.
Comme beaucoup de chômeurs n’avaient pas pu verser la somme exigée, les responsables firent appel à des particuliers.
Aucun élu ne prit la peine d’organiser ce lieu commercial. Les boutiques furent cédées selon l’ordre numérique. Aussi, le boucher se trouva-t-il coincé entre un forgeron qui se défoulait à longueur de journée en tapant frénétiquement sur un morceau de taule et, un vendeur de produits de lessive qui avait le don de confectionner lui-même des potions auxquelles nulle tâche ne pouvait résister. Cet alchimiste gardait jalousement le secret de son invention en ne laissant filtrer qu’une odeur pestilentielle qui faisait fuir tous les usagers soucieux de revenir, chez eux, sains et saufs.

Las de parcourir toute la région à la recherche d’une leçon bien préparée ou d’un public motivé, un inspecteur de l’enseignement abdiqua. La mort dans l’âme, il quitta le champ de la gloire. Il était à bout de nerfs. Il prit donc sa retraite par anticipation et s’acheta lui aussi une boutique à Lalla Zahra.
Néophyte.
Nul sens des affaires.
Sur le conseil d’un ami, l’ex-encadreur pédagogique se lança dans le commerce de canaris.
Il fut casé entre un vendeur de volaille et un marchand de cassettes de musique. Les chants de coqs mêlés aux ceux des rappeurs ne lui laissaient aucune chance d’apprécier les mélodies de ses sereins ni de se concentrer sur la lecture d’un livre.
Irrité par la cacophonie assourdissante qui l’agressait des deux côtés, le pauvre retraité n’arrêtait pas de commander des verres de thé à la grosse femme qui tenait une boutique en face de lui. Celle-ci parvenait miraculeusement à préparer des crêpes malgré la demi-douzaine de lapins qui sautillaient entre les verres et les assiettes en plastique. Les bêtes se cachaient sous les sacs de farine chaque fois qu’un client se présentait.

Deux boutiques situées en plein centre du marché ne trouvèrent pas d’acquéreur.
La première fit office de toilette et servit de lieu de soulagement à tous les commerçants. La seconde fut squattée par H. Ritzou.

H. Ritzou, un gaillard bien bâti, séduisant, attirant, du genre à avoir une femme dans chaque port. Un jeune homme qui n’avait jamais fréquenté l’école.
Depuis sa tendre enfance, il fut jeté dans la rue. Livré à lui-même, il grandit dans cette jungle au milieu de délinquants et de clochards. Ses parents étant morts alors qu’il n’avait pas encore cinq ans, personne des membres de sa famille ne prit la peine de se charger de son éducation. Comme des milliers de ses semblables, le gouvernement et les élus lui confisquèrent son enfance et son innocence.
Sans aucun métier, il se lança tôt dans les tentacules de la mendicité.
Ritzou n’avait pas d’argent, par contre, dame nature le dota d’un capital physique dont les atouts faisaient rêver toutes les jeunes filles. Ses bras musclés, dont il ne se servait que rarement, étaient couverts de tatouages qui s’apparentaient vaguement à certains hiéroglyphes des anciens égyptiens.
Tous les commerçants se mirent à son service depuis le jour où il s’était installé dans sa boutique. Les marchands de légumes lui remettaient qui des tomates qui des pommes de terre. Le boucher lui offrait chaque jour un bon morceau de viande en souriant. Quant à la grosse dame qui préparait des crêpes et du thé, elle était tenue de lui cuisiner ses repas. D’autres commerçants, comme l’ex-inspecteur, se contentaient de lui donner une pièce d’argent. Il s’achetait une ou deux bouteilles de vin, parfois même plus, avec la somme qu’il collectait chaque jour. Le soir, il se réfugiait dans sa boutique pour boire et écouter tranquillement la petite radio que lui avait offerte le vendeur de disques. En contre partie, ce jeune homme était toujours prêt à défendre les marchands. Il lui arrivait même, s’il était de bonne humeur, de donner un coup de main à un commerçant en déchargeant des sacs de légumes.
Ritzou était le maître des lieux. Il n’avait pas d’amis.
Le jour où il ramena un ânon qu’il avait trouvé égaré près de la plage, il jura à tous les commerçants qu’il allait l’adopter. Tout le monde avait trouvé ce geste digne d’une Brigitte Bardot ou d’un fervent défenseur de la faune. Seuls les marchands de légumes voyaient en cette bourrique osseuse une bouche supplémentaire qu’il fallait nourrir.
Et Ritzou commença à appeler la petite bête « mon fils ».
Le soir, avant de dormir, l’homme aux bras tatoués n’oubliait pas de donner quelques conseils à son fils. Malgré la quantité de vin qu’il ingurgitait, il restait taciturne. Les rares phrases qu’il adressait au petit animal faisaient de grosses manœuvres avant de se dégager, tant bien que mal, de sa bouche.
Comme s’il voulait lui montrer qu’il était attentif à ses conseils, l’animal dressait ses longues oreilles tout en fixant son « père » de ses gros yeux.

Beaucoup de jeunes qui rêvaient de devenir de riches négociants furent choqués par l’âpre réalité. Ils comprirent que le poste d’un fonctionnaire quelconque était mille fois plus lucratif que leur commerce de misère. Ils revendirent leurs boutiques et partirent ailleurs voir si l’herbe était plus verte.
Nouveaux acquéreurs, généralement des femmes.
Nouvelle stratégie de marketing.
Au lieu de rester coincées dans leurs étroites boutiques, les nouvelles commerçantes envahirent l’unique place centrale du marché pour y exposer leurs marchandises. La plupart d’entre elles étaient des marchandes de légumes.
Naima qui vendait de la coriandre et du persil fut la première à se mettre au beau milieu de la place.
La quarantaine.
Une poitrine bien fournie.
Exagérément maquillée.
G. de Fontenay avec son chapeau blanc.
Elle étala sa marchandise.
Jambes poilues.
Elle commença à crier pour attirer l’attention des clients.
La concurrence devint farouche à partir du moment où d’autres marchandes s’installèrent à côté d’elle.
Aicha : la plus grande menace pour Naima.
Une trentaine d’années. Peau blanche. Visage rond. Yeux ensorcelants.
La façon dont les clients regardaient Aicha en souriant, annonçait clairement que la guerre entre les deux femmes serait sans merci. Il fallait sortir toute l’artillerie lourde, surprendre l’ennemi.
Après avoir bien étudié le champ de bataille, Naima décida d’attaquer la première.
Elle interpelait les passants.
Elle leur jetait un clin d’œil.
Elle les invitait, d’un mouvement bref de la tête, à admirer … ses jambes.
On la voyait, souvent, partir avec un jeune homme vers sa petite boutique au fond du marché pour lui présenter ce qu’elle avait de meilleur comme marchandise. Derrière le rideau en tissu rouge, les transactions duraient entre quinze et vingt minutes.
Triomphante, le visage en sueurs, Naima rejoignait alors sa place en déclarant à voix haute pour que le clan ennemi l’entende.
« Chez-moi, le client est roi. Il n’a que l’embarras du choix. Le produit que je lui offre est toujours frais et délicieux ! ».
Toutes les vendeuses devenaient pales. Elles se regardaient silencieusement.
Cuisante défaite !
A force d’entendre cette allusion irritante et provocatrice, elles finirent par utiliser les mêmes armes que Naima et commencèrent à inviter les clients à les accompagner pour qu’elles leur présentent ce qu’elles avaient, elles aussi, de plus frais et de plus délicieux.
Cette nouvelle situation engendra une crise sans précédent qui frappa de plein fouet le commerce de Naima. Les clients boycottaient sa marchandise. Aucune organisation, aucune association ne put intervenir en sa faveur.
Même l’OMC était incapable d’intercéder pour gérer cette crise.

Naima décida d’agir toute seule en recourant à ses armes classiques.
Elle enleva son chapeau blanc pour exhiber ses cheveux coupés court et releva davantage sa robe.
Elle déboutonna sa chemisette pour mettre en relief ses seins.
Jadis, ces armes avaient un pouvoir dévastateur.
La déchéance !
Les clients cherchaient « le frais et le délicieux » dans les boutiques du camp adverse.
Abdiquer ? Il n’en était pas question.
Naima risqua un dernier baroud d’honneur.
La lutte au corps à corps.
Elle commença à faire du porte à porte en présentant ses services aux commerçants. Des séances de « massage » dont les prix défiaient toute concurrence. Elle avait déjà pratiqué ce métier du temps où elle travaillait dans un bain maure.
Telle une infirmière de la Croix Rouge soucieuse de l’état de santé de ses blessés, elle parcourait tout le champ de bataille à la recherche de patients en mal de caresses et d’affection. Beaucoup de jeunes garçons déclinaient poliment l’offre. Ritzou ne l’intéressait pas. L’ex-inspecteur non plus. Le premier vivait avec sa bourrique, le second avec ses livres.
M’jid, le cordonnier, aimerait bien tenter le coup, malheureusement, sa femme qui vendait des savonnettes et des bougies juste en face de sa boutique, le surveillait de près.
Abdellah, un jeune noir qui tenait une petite épicerie avait un sérieux penchant pour la femme à la poitrine bien garnie.
Il proposait un troc : « Un demi litre d’huile « Lessieur » contre une séance de bien être de vingt minutes !».
Echec des négociations.
Naima voulait de l’argent comptant.
Se rendant à la mosquée pour faire leurs prières, quelques islamistes barbus jetaient des coups d’œil furtifs à la chair fraîche qu’exhibaient volontairement Naima et toutes ses voisines.
« Dieu est grand ! ».
Ils continuaient leur chemin. Ils fantasmaient. Ils se grattaient le bas du ventre.
Ils se masturbaient quand ils regagnaient leurs boutiques.
Des regards chargés de tendresse jaillissaient de partout et venaient caresser les marchandes exposées sur la place centrale.
Allusions. Sous entendus. Soupirs.
Mais pas d’argent liquide pour étancher les désirs.
La crise monétaire internationale n’avait épargné personne. Mêmes les marchands de Lalla Zahra.
II- Deuxième partie :


Laouissi, fut réélu une nouvelle fois à la tête du conseil municipal de Youssoufia. Pourtant, tous les électeurs avaient donné, cet analphabète obèse, battu par ses adversaires, vu la dégradation du service public qu’avait connue la ville depuis qu’il était à la tête du conseil.
Mais Laouissi savait comment tirer son épingle des situations critiques.
Personne n’avait prédit la carrière brillante de cet ex-vendeur de bovins dans toute la région de H’mar. Depuis l’âge de dix huit ans, ce blédard aux dents proéminentes qui empêchaient ses lèvres de se joindre, parcourait tous les souks et les douars afin d’acheter ou de revendre des bêtes. Les habitants de Chemmaia, de Bengrir, de Midat, de Jnan Khail ou de Bou Naga le connaissaient. Ils avaient tous eu, un jour ou l’autre, des démêlés avec cet escroc.
Cette période de transhumance lui fut très utile, puisqu’il y perfectionna ses défauts et plus particulièrement l’art de mentir, une compétence indispensable pour tout politicien.
Le jour où il bifurqua, par instinct, vers la politique, il choisit un parti qui venait juste d’être crée et s’imposa facilement comme son unique représentant dans la région.
Personne de ses concurrents n’avait son niveau mensonger.
Depuis sa première élection, il était sûr d’avoir confisqué ce poste pour la vie. Seul un tsunami pourrait le détrôner. Massif, il se vautrait dans son fauteuil de président tout en souriant de la débâcle de ses adversaires.
Laouissi avait une fille unique qu’il adorait. Elle s’appelait Rachida et était âgée de neuf ans. Beaucoup de gens affirmaient qu’elle n’était pas sa propre fille. Elle ne ressemblait à aucun de ses parents. Mais personne n’avait jamais prouvé la vraie filiation de la petite.

Comme tous les présidents des conseils municipaux, le jour où Laouissi reçut une somptueuse voiture de service, il la mit à la disposition de sa fille.
Bien qu’il fût engagé par la municipalité, le chauffeur, un lointain cousin du président du conseil municipal, devint le chauffeur personnel de Rachida. Il fut chargé de la conduire chaque matin à l’école et de l’attendre jusqu’à midi pour la ramener.
A la maison, on parlait de la voiture comme si elle était la propriété privée de la gamine.
« Où sont les clés de la voiture de Rachida ? ».
« Faites entrer la voiture de Rachida au garage ».
« Prends la voiture de Rachida et va faire le marché ».
Si la femme de Laouissi voulait se rendre au bain maure, le chauffeur l’emmenait dans la voiture de Rachida.
En sillonnant les ruelles non asphaltées à toute allure, la voiture de Rachida soulevait plus de poussière que les fréquents vents chauds qui balayaient énergiquement la cité. Vu l’état chaotique des pistes, les habitants se déplaçaient par charrettes : Un moyen de transport usuel et à la portée de presque toutes les bourses. Les rares conducteurs de véhicules circulaient prudemment afin d’éviter des pannes mécaniques qui pourraient être très coûteuses.
La voiture de Rachida n’avait pas ce souci.
Et combien même elle avait un problème mécanique, le président du conseil municipal aurait facilement une autre limousine flambant neuve.
Gérer les affaires sociales des citoyens méritait bien quelques privilèges.
Et ne pas octroyer une voiture neuve à un président de conseil municipal, et dans les plus brefs délais, pourrait être interprété par les médias comme une décision hautement antidémocratique.
Le jour où la fillette accéda au collège, elle fit savoir à ses parents qu’elle en avait assez de se voir conduire comme une gamine à l’établissement. Elle voulait comme toutes ses petites amies s’y rendre à pieds.
« Le collège n’est qu’à une centaine de mètres de chez nous ! ».

Laouissi rejeta sa demande :
« Les rues sont pleines de voyous et mes adversaires politiques pourraient te créer des problèmes ».
Avec l’aide de sa maman, la fille unique obtint gain de cause et remporta sa première victoire contre son père.
Elle commença à se rendre à pieds au collège.
Le véhicule changea de nom et devint « la voiture de Aziza », la femme de Laouissi.
Le chauffeur, qui était en même temps le jardinier de la famille, devint le confident de la maman avant d’être promu au grade d’amant.
Bien qu’elle fût issue d’une famille très modeste, qui habitait à une vingtaine de kilomètres de Youssoufia, Aziza sut parfaitement jouer le rôle de la femme du représentant de la ville depuis le jour où elle prit possession du véhicule.
Maquillage agressif.
Sourcils revus et corrigés au crayon noir.
Rimmel sur les cils.
Triple couche de fond de teint pour camoufler les traces de la misère et le tatouage sur le front et le menton.
Couverte de lourds bijoux, le visage bariolé, Aziza se rendait à l’économat non pas pour faire le marché comme tout le monde, mais pour impressionner les femmes des ingénieurs de l’OCP (office chargé de l’extraction des phosphates) et leur rappeler qu’elle demeurait la première dame de la ville, malgré l’odeur de bouse de vache qui continuait à déborder de tout son corps.
Rachida commença à percevoir ses allocations de déplacement à pieds.
Cents dirhams par jour (10 Euros).
Premiers moments de bonheur au collège.
Liberté.
Plus de marche en rang.
On rejoignait les salles dans le désordre.
Assise au fond de la salle à côté de son ami Said, elle se collait à lui, de temps en temps, pour recopier un mot ou une phrase.
Application ouverte des petits seins contre la poitrine du jeune homme.
Sensation de plaisir et de bien être sensuel envahissant les deux corps.
Décharge électrique parcourant les deux adolescents.
Le jeune garçon participait lui aussi à ce jeu délicieux.
Il se penchait pour ramasser son crayon qu’il faisait tomber exprès, par terre.
Il caressait la belle jambe lisse de la jeune fille.
Souriante, celle-ci se laissait faire.

Rachida et Said ne suivaient plus le cours. Insouciants, ils voguaient dans leur monde merveilleux.
Classes surchargées : Quarante neuf élèves.
Professeurs dépassés : aucune autorité.
Rachida commença à sortir les samedis après midi pour se rendre chez ses amies. On l’invita à des rencontres entre copains. Elle ne ratait aucune « boum » et s’amusait comme une folle. Le jour où elle alluma sa première cigarette, elle faillit suffoquer et fut l’objet de plaisanteries sarcastiques de la part de ses amis. Pour effacer cette moquerie, elle s’appliqua sérieusement et devint en quelques mois une experte de la drogue à qui beaucoup de jeunes adolescents venaient lui demander son avis sur la came qu’ils comptaient se procurer.
Les résultats de son travail au collège commençaient à se détériorer sérieusement. Comme son père n’avait ni les compétences ni le temps de suivre régulièrement le parcours scolaire de sa fille, ce fut donc Aziza qui lui demanda des explications.
« J’aimerais bien réviser mes leçons avec mes amis ».
Elle ajouta qu’elle aussi, voulait profiter de cours particuliers, mais malheureusement, elle n’avait pas de moyen de transport. Elle pria donc sa maman de dire à son papa de lui acheter une moto.
Comme d’habitude, Laouissi montra une certaine résistance qui fut de courte durée, puisque Rachida eut son scooter une semaine après.
Avec son engin, la jeune fille devint plus indépendante et plus libre. Son champ d’action s’élargit. Elle parcourait tous les quartiers et s’aventurait même parfois jusqu’aux hameaux qui se trouvaient à des kilomètres de chez elle pour s’approvisionner en drogue. Elle connaissait tous les dealers de Sidi Ahmed, de Mzinda et de bien d’autres quartiers plus sensibles.
A la fin de l’année scolaire, elle fut renvoyée du collège.
Ce triste événement n’ébranla aucunement Laouissi.
Sa fille serait autorisée à redoubler sa classe.
Rien ne peut s’opposer à la volonté d’un président de conseil municipal, surtout s’il ne sait conjuguer le verbe « vouloir » qu'à la première personne du singulier du présent de l’indicatif.
C’était le cas de Laouissi.
« Je veux… », disait-il.
Et ses interlocuteurs étaient tenus d’exhausser ses vœux.
Mêmes les chômeurs avaient déserté Youssoufia.
Laouissi parvint à les convaincre que l’avenir des jeunes se trouvait dans les grandes villes. « Là bas, vous trouverez facilement un travail bien rémunéré ».
Tous les jeunes partirent réclamer du travail ailleurs.
Le jour où le président du conseil intervint auprès de l’administration du collège en la sommant :
« Je veux que ma fille redouble sa classe ».
Ce jour là, le temps s’arrêta. Le monde s’ébranla. Et le verbe « vouloir » perdit son aura et sa charge significative.
Laouissi se heurta à un solide front formé de professeurs dont l’idéologie et l’appartenance politique étaient diamétralement opposées aux siennes.
Courageusement, ils dirent « NON ! » au président, en le fixant droit dans les yeux.
La chute !
Rachida fut renvoyée définitivement de l’établissement.
La mort dans l’âme, le père se résigna. Il accepta sa défaite. Il déserta son bureau pendant quelques semaines. Il partit digérer sa désillusion dans un asile de schizophrènes à Casablanca.
L’échec cuisant du président du conseil municipal, devint un sujet de conversation dans toutes les bouches des habitants de Youssoufia.
« Laouissi est vulnérable ».
« Laouissi est malade ».
Troisième parie :


En débarquant à la gare routière de la ville d’El Jadida, la jeune fille fut abordée par un jeune adolescent qui agitait un trousseau de clés. Il l’informa qu’il pouvait lui louer une chambre à un prix très raisonnable.
La horde des estivants commençait déjà à quitter la ville.
Elle accepta l’offre et s’installa dans une petite maison toute délabrée située à Mouilha, l’un des plus pauvres quartiers de la ville, situé au bord de la mer. Sa chambre, une minuscule pièce qui n’avait aucune fenêtre se trouvait sur le toit de la maison.
Murs fissurés. Moisissure.
Rachida aurait aimé prendre une douche avant de se rendre sur le lieu qui l’avait fait tant rêver. Malheureusement, il n’y avait pas de salle de bain. Elle se contenta donc de changer de vêtements : Elle enfila un jean délavé et très serré, une chemisette rayée et des baskets et quitta sa chambre vers six heures du soir.
Un taxi la déposa devant le casino.
Un lieu magique.
Un ilot de verdure.
Situé au bord de la mer, à quelques kilomètres de la ville, le complexe touristique Mazagan reposait paisiblement au milieu de palmiers dattiers, d’arbres exotiques et de lumières multicolores.
Sensation de tranquillité, de détente et de liberté.
Souriante, Rachida se dirigea vers l’entrée principale.
Personne ne lui prêta attention.
Elle fut impressionnée par les dimensions imposantes de la salle des jeux.
Des clients, hommes et femmes cherchaient désespérément à rencontrer dame chance. Ils étaient assis autour d’une cinquantaine de tables bien alignées en rangées.
Poker, roulette, black Jack, Texas…
Accaparés par le déroulement du jeu, les clients fixaient silencieusement les mystérieux chiffres rouges qui gisaient sur les tapis verts.
Des piles de jetons.
Croupiers en uniformes marron.
« Faites vos jeux ! Faites vos jeux ! Rien ne va plus !... ».
Serveuses en jupes courtes.
Elles offraient aux clients des sodas ou des verres de whisky.
Rachida essaya de comprendre le mécanisme et les règles des jeux, mais sans succès. Elle se dirigea vers les innombrables machines à sous. Un jeune employé lui expliqua rapidement comment elle devait miser et comment récupérer éventuellement ses gains.
Il partit vers d’autres clients.
La jeune fille s’installa devant son appareil et se lança prudemment dans le jeu.
Mises de cinq dirhams (un demi- euro).
Vers une heure du matin, elle avait perdu quatre cents dirhams. Deux tournées d’alcool et un paquet de cigarettes lui avaient fait perdre un peu de sa lucidité. Elle quitta, sans le moindre regret, sa Après la drogue, le démon du jeu. Cette jeune fille aurait bien besoin d'être remise sur la bonne voie mais avec des parents démissionnaires !machine et se dirigea vers le dancing.
Lumière tamisée.
Musique assourdissante.
Foule excitée.
Aucune harmonie.
La jeune fille commença à se dandiner en souriant aux jeunes garçons qui la fixaient de leurs regards tout en tournoyant autour d’elle.
Terrible mal de tête.
Avances timides et maladroites de quelques adolescents.
Aucun intérêt.
Vers six heures du matin, morte de fatigue, elle quitta le casino, prit un taxi et regagna sa petite chambre en ville.

Elle fréquenta ce lieu magique tous les soirs pendant dix jours.
Manque d’argent. Manque de chevaliers hardis.
Elle décida de retourner chez elle, à Youssoufia.
Avant de prendre l’autocar, elle demanda à son locataire de lui réserver la même chambre, car elle comptait revenir après deux ou trois jours.


Alors qu’elle était encore au collège, Rachida entendait chaque soir la télévision parler de l’ouverture imminente d’un casino dans la ville d’El Jadida. Unique en son genre dans toute l’Afrique du nord, ce joyau architectural allait, selon les responsables, drainer une foule de touristes.
Ce matraquage télévisuel emportait la jeune fille dans le monde féérique et exotique de son imagination. Elle se promenait le long des lagons aux eaux limpides. Le soir, elle s’allongeait sous un cocotier pour siroter un jus tout en admirant le coucher du soleil. Son petit ami, un jeune français au corps parfaitement sculpté, la prenait de temps en temps entre ses bras pour lui décrire, en chuchotant, le bonheur qu’il vivait auprès elle.

Au collège, durant les moments de recréation, elle parlait à ses amis de ce casino, dont on parlait quotidiennement à la télévision. Elle leur jurait qu’elle irait un jour le visiter. Tout le monde savait qu’elle en était capable. La fille du président d’un conseil municipal faisait partie de la crème de la société qui devait jouir de tous les privilèges. Afin de s’épanouir naturellement, cette mince tranche de la population ne devait souffrir d’aucune frustration.
Lorsqu’elle fut exclue du collège, Rachida demeura chez elle presque un mois. Elle aidait sa maman dans les tâches ménagères le matin, l’après midi, elle prenait sa moto pour aller voir ses ex-amis et s’amuser un peu. Elle fumait deux ou trois joints avant de regagner la maison. La nuit, elle allumait son ordinateur pour « chater » avec tous les insomniaques jusqu’à une heure tardive.
Un jour, alors qu’elle déjeunait avec ses parents, elle déclara à son père qu’elle avait trouvé le site d’un institut privé dans la capitale, et qu’elle comptait s’y inscrire. En entendant la nouvelle, son père sauta de joie et l’encouragea à prendre contact directement et le plus vite possible avec l’établissement en question. Il avait toujours souhaité que sa fille fasse des études, au lieu de rester enfermée dans la maison comme sa maman. Il désirait ardemment que quelqu’un de sa famille soit ambitieux, comme lui, et se venge de cette ignorance qui le faisait tant souffrir. Il lui remit une importante somme d’argent et lui conseilla de partir le jour suivant.
Le lendemain, elle prit un autocar pour la ville d’El jadida
De retour à Youssoufia, elle expliqua à son père qu’elle s’était inscrite dans un institut de renommée internationale. Elle comptait faire des études en management. Vu que les programmes étaient surchargés, elle envisageait de louer un petit studio juste en face de l’école. D’ailleurs elle devait faire vite, parce que les cours débuteraient la semaine suivante.
Lorsqu’elle annonça le prix de la scolarisation, Aziza, sa mère, sursauta en criant que la somme était au dessus de leurs capacités. Laouissi la rassura en soulignant qu’une école de telle notoriété méritait bien ces frais. Il ajouta en souriant : « Pour les études de ma fille, je suis prêt à dépenser même plus ». Il conclut enfin, que cette nouvelle dépense ne déséquilibrerait en aucune manière leur mode de vie.
La valeur des pots de vin avait augmenté sensiblement.
La maman appela la petite bonne pour qu’elle débarrasse la table.
Elle évita de contrarier son mari. Miné par une maladie incurable, il venait juste de prendre une poignée de médicaments susceptibles de rallonger sa vie de quelques mois. Le médecin traitant avait prévenu la famille qu’il ne fallait en aucune manière irriter le président.
Le soir même, le père remit à sa fille des liasses de billets d’argent et quelques chèques dûment signés. Celle-ci les rangea soigneusement dans sa valise au milieu de ses habits. Laouissi voulait bien l’accompagner jusqu’à l’école, mais elle le rassura qu’elle était assez grande pour se débrouiller toute seule.
Tôt le matin, il la déposa à la gare routière.
Titubant sous l’effet des médicaments, il rejoignit son bureau.
Elle rejoignit la ville d’El Jadida.
Comme un chien abandonné par son maître, Rachida erra longtemps dans la ville. Elle se retrouva enfin à quelques mètres du marché Lalla Zahra.
Désordre. Chaos.
Étalages de légumes, de poissons sur toutes les ruelles qui menaient à l’entrée principale.
Flaques d’eau sale. Odeurs nauséabondes. Détritus jonchant le sol. Immondices. Mouches.
On se déplaçait avec précaution pour ne pas salir ses vêtements.
Debout, derrière leurs charrettes surchargées de légumes, les prétendus modèles de la vertu, - les intégristes, les rabats-plaisir-, des barbus habillés en blanc, dévoraient de leurs yeux de lynx les fesses serrées de l’étrangère qui tentait de se frayer un chemin au milieu de la foule.


Contorsions.
Allongement des cous pour faire durer le plaisir du spectacle.
Ceux qui comprirent qu’ils n’avaient aucune chance de gouter à ce fruit sensuel qui déambulait devant eux, maudirent Satan et récitèrent quelques versets coraniques. D’autres, comme des hyènes affamées, suivirent silencieusement la proie pendant quelques mètres.
Bredouilles, la gueule ruisselante de salive, ils rejoignirent leurs tanières.
Ils récitèrent à leur tour des versets de Coran.

La jeune fille découvrit enfin le marché.
Elle fut découverte par H. Ritzou.
Souriante, elle engagea facilement une conversation avec le jeune aux bras tatoués.
Pour la rassurer, Ritzou l’emmena directement chez la grosse femme et lui commanda un verre de thé et deux crêpes. Comme elle n’avait rien mangé depuis le matin, elle dévora rapidement son repas.
Le jeune homme lui tendit un gros joint. Elle apprécia la qualité de la drogue.
Sensation de détente.
Sa langue se délia.
Elle raconta à son bienfaiteur tous les déboires qu’elle avait connus et tous les malheurs qu’elle avait vécus depuis son retour à El Jadida.
Elle avait gaspillé tout son argent au casino. Chaque soir, en s’installant devant sa machine à sous, elle espérait rafler le gros lot, mais l’engin restait insensible aux prières de la jeune fille. L’ogre gobait avidement l’argent et refusait de vomir. Les cris sonores qu’il dégageait après chaque bouchée montraient bien qu’il n’était pas encore rassasié.
Elle vendit ses vêtements et sa valise, paya le loyer et abandonna définitivement sa chambre.
En quittant la vieille maison, elle brada le téléphone portable qu’elle avait acheté en débarquant à El Jadida et se rendit une dernière fois au casino.
Dame chance était encore absente ce soir là.
A six heures, elle quitta définitivement ce lieu magique et revint en ville. Elle erra toute la matinée et atterrit au marché Lalla Zahra.
Depuis le jour où un vieil ami de Youssoufia l’avait informée par SMS que son père était mort, que sa maman avait rejoint sa tribu à la campagne, et que le chauffeur avait été licencié, elle n’envisageait plus de retourner dans sa ville natale.
Ritzou l’emmena dans sa boutique et lui proposa de rester avec lui le temps qu’elle voudrait. Elle accepta cette offre sans se faire prier.
« Au moins, j’ai un endroit où je peux dormir », se dit-elle.

Elle se reposa quelques instants avant de sortir faire un tour dans le marché en compagnie de Ritzou.
Fier de sa conquête, la poitrine bombée, celui-ci lui parlait de son domaine. Tous les marchands dévisageaient la charmante étrangère. Chacun tentait d’attirer son attention selon ses propres moyens.
Les yeux exorbitants, le taulier commença à taper sournoisement sur une barre de fer. Le magnétophone du vendeur de disque lança une stridente chanson populaire bien rythmée. Voulant sortir de sa boutique pour admirer à sa guise cette belle étrangère, le jeune épicier noir renversa une bouteille d’huile. Il commença à injurier et à cracher par terre avant de reprendre ses esprits et de se calmer.
Il rejoignit docilement sa tombe.
L’ex-inspecteur savait à l’avance qu’il n’avait aucune chance de réussir. Son physique ne plaidait pas en sa faveur. Ses canaris non plus. Au moment où il avait énormément besoin de leur aide, les serins le trahirent en fermant hermétiquement leurs becs. A l’aide d’un vaporisateur de parfum, l’alchimiste tentait vainement de rendre l’air plus respirable autour de sa boutique. Seul Mjid demeurait sage : sa femme était à l’affut de tout geste suspect.
Echec de toutes les stratégies.
Radieuse, Naima qu’on croyait perdue, ressuscita de ses cendres. Elle trouva prétexte pour lancer un avertissement à ses ennemies de toujours.
« Voilà ce qu’on peut appeler de la marchandise fraiche ! Dieu soit loué, dorénavant tout le monde va manger de la vache enragée ».
Et elle lança un youyou qui fit rougir toutes ses voisines et les poussa à aller, illico, se renseigner auprès de la vendeuse de crêpes.
Avalanche de questions et de remarques.
- Qui est cette jeune fille ?
- Elle est belle !
- Elle va certainement semer le désordre dans le marché (Comme si le marché n’était pas en désordre).
- Surtout si elle se met à vendre un produit quelconque.
Elles chargèrent la grosse femme de lui parler, de la mettre en garde contre Ritzou.
- Un jour cet ivrogne va la tuer.
- Qu’est-ce qu’il connaît à l’amour ?

Elles avaient tort.
Depuis qu’elle avait perdu ses parents et son argent, Rachida était en quête de quelqu’un qui l’écoutait, qui lui prêtait attention. Elle avait besoin d’amour, de tendresse. Elle venait de rencontrer celui qui présentait les mêmes carences.
Ritzou lui aussi était content d’avoir trouvé la personne qui partagerait ses soucis. La personne à qui se confier. Celle qui ressentirait ses douleurs.
Depuis le jour où ils s’étaient rencontrés, ils se sentaient soulagés, légers, heureux.
La jeune fille commença à s’occuper de son compagnon. De temps en temps elle allait chercher des seaux d’eau au bain maure pour lui laver ses vêtements. Elle lui demandait ce qu’il désirait manger à midi. Elle s’appliquait pour le satisfaire. Le soir quand ils étaient seuls dans leur boutique- leur maison, comme ils aimaient l’appeler- la jeune fille donnait des conseils à son ami. Elle l’encourageait à travailler. Elle aussi allait l’aider en vendant quelque chose dans le marché. Son ami lui promettait qu’il ferait de tout son mieux pour la rendre heureuse, mais il refusait catégoriquement l’idée de la laisser travailler.
Il connaissait parfaitement les manigances de toutes les vendeuses. Il avait horreur des intrigues qui se tramaient quotidiennement.

Ritzou entama une nouvelle vie.
Il ne se soûlait plus chaque soir.
Il fumait des cigarettes au lieu du hachich.
Il se réveillait tôt le matin.
Il déchargeait les sacs de légumes.
Il balayait devant les boutiques
Il vendit son ânon.
Il offrit à Rachida un foulard et un petit flacon de parfum en forme de cœur.
La jeune fille fut aux anges lorsqu’elle reçut ce cadeau.

Tous les après midi, quand il faisait beau, les deux amoureux se dirigeaient vers la plage. Ils se mettaient sur un rocher et restaient là, enlacés, jusqu’au coucher du soleil.
Pourtant, leur chemin de bonheur restait jonché d’embuches.
Nombreux étaient les jeunes garçons qui enviaient ce couple « original». Certains tentaient de courtiser la jeune fille pour mettre fin à cette liaison aux allures déséquilibrées. Des clochards, des ivrognes dévisageaient longuement la jeune fille en prononçant des mots incompréhensibles.
Pour rejoindre la mosquée, les intégristes barbus faisaient tout un détour afin de passer devant la boutique de Ritzou et de jeter un coup d’œil discret à la charmante jeune fille.
« Dieu est grand ! ». « Dieu est beau et aime la beauté ! »
Cette franche et arrogante provocation rendait Ritzou hors de lui. Il était prêt à défendre jusqu’à la mort l’unique beau cadeau que le destin avait daigné enfin lui offrir.
Devant ces situations très tendues, qui frôlaient la catastrophe, et bien qu’elle soit flattée de pouvoir susciter la jalousie de son compagnon, Rachida gardait toutefois son sang froid. Elle conduisait son ami à leur maison pour le calmer et lui répéter une nouvelle fois que rien au monde ne pourrait mettre fin à leur bonheur.
Ritzou et la jeune fille étaient inséparables. Ils s’amusaient tout le temps. Ils étaient heureux d’être ensembles.
Quatrième partie :


Chaque vendredi, après la prière de midi, des centaines de jeunes chômeurs se rassemblaient sur la vaste plage de la ville, avant de former un long cortège. La foule se dirigeait vers la municipalité pour continuer ensuite en direction de la préfecture. Le défilé empruntait toujours le même itinéraire.
Boulevard de La Ligue Arabe. Boulevard Hassan II.
Banderoles marquant clairement les revendications des jeunes chômeurs. « Nous voulons du travail », « le travail est un droit », « Elus, où sont vos promesses ? », « Qui a vidé le trésor public ? », « Arrêtez les voleurs ! ».
Marée humaine.
Chants assourdissants.
Tous les passants s’arrêtaient pour contempler et commenter cette procession. Ils savaient que ces jeunes qui réclamaient un droit fondamental ne seraient jamais satisfaits. Usés et désespérés, ils perdraient leur engouement. Ils passeraient à d’autres choses. Ils s’enrôleraient dans l’illégalité.
Vols. Crimes. Vente de la drogue. Prêche de la « Charia ».
Ils partiraient pour l’Afghanistan, le Pakistan, l’Irak, ou la Somalie, le Yémen ou la Syrie faire la guerre sainte. Faire le Djihad.
Police.
Casques et matraques.
Ceinture humaine de sécurité autour de la préfecture.

Un homme ouvrait la marche devant cette foule qui grossissait, qui gonflait, qui grondait, qui progressait. Il était en haillons. Cheveux ébouriffés et poussiéreux, yeux cernés, pieds nus, il marchait d’un pas décidé. La tête haute. Un soldat déterminé, qui se rendait au champ de bataille.
Il ne récitait pas le même chant que fredonnaient ses poursuivants.
Il insultait.
Il maudissait tous ceux qui l’avaient privé de son rêve.
Tenant un long bâton à la main, il voulait récupérer son bonheur, quitte à être arrêté par la police et jeté une nouvelle fois en prison.

Accusé d’avoir tué l’être qui lui était le plus cher dans ce monde, il avait passé une dizaine d’années en détention.
Personne n’avait fait attention à la maladie d’amour qui l’avait attaqué le jour même où on lui annonça le drame.

Au moment de la reconstitution de la scène du déroulement du crime, la police lui dicta les gestes qu’il fallait faire afin de prouver incontestablement qu’il était bien l’auteur de la tragédie. Comme un somnambule, l’accusé effectuait machinalement les mouvements demandés.

En quittant la prison, Ritzou se dirigea directement au marché Lalla Zahra et commença à parcourir les ruelles étroites en criant :
« Viens Rachida ! Où es-tu ? Il faut qu’on rentre chez nous ».
Marchands et usagers comprirent enfin que l’homme en haillons souffrait gravement.
L’amour lui avait perdre la raison.
Regards pitoyables.
Toutes les jeunes filles qui faisaient des achats rêvaient d’un amour pareil.
Un homme qui leur resterait fidèle même après la mort.
Un homme qui perdrait la raison après leur disparition.

Après avoir fouillé dans tous les recoins du marché, il quitta les lieux et se dirigea vers la plage.
Il s’assit sur un rocher, celui-là même qui les avait accueillis la première fois, lui et Rachida.
Il hurla de toutes ses forces : « Je suis là. Viens on va partir au festival Moulay Abdellah. Hier, j’ai dressé notre tente tout près du mausolée. Viens ma chérie, nous allons partir tout de suite ».
Les rares baigneurs dévisageaient pitoyablement ce misérable qui parlait tout seul en fixant les vagues.

Vers dix sept heures, Ritzou informa Rachida qu’il comptait passer une semaine à Moulay Abdellah. Il allait partir le soir même à ce festival. Il y dresserait la petite tente canadienne qu’il avait achetée quelques jours auparavant. Il reviendrait le jour suivant pour l’emmener avec lui. Elle allait certainement apprécier ce lieu touristique qui drainait beaucoup de visiteurs. Elle admirait la fantasia, cette course de chevaux dont le pays tout entier demeurait fier. Elle vibrerait aux divers chants folkloriques.
Il lui conseilla de rester à la maison, de manger et de ne pas avoir peur. Il reviendrait tôt le jour suivant.
Il partit.
Rachida alluma la petite radio. Elle ne voulait pas continuer à penser qu’elle allait passer la nuit toute seule.
Mais elle était heureuse d’avoir rencontré l’homme qui lui prêtait toute son attention, tout son amour.
Rêve délicieux.
Sommeil profond.

Cinquième partie :


Sur la place centrale du marché, une immense foule formait un grand cercle autour du corps gisant par terre. Une main blanche, aux doigts très fins, dépassait le bout de tissu blanc tacheté de sang qui couvrait le cadavre. Des objets éparpillés par terre : Un peigne rose, un petit miroir ovale, un minuscule flacon de parfum en forme de cœur…
La tristesse étranglait Naima qui pleurait silencieusement. L’ex-inspecteur était consterné. Il titubait. M’jid vomissait contre le mur de sa boutique.
Habillés tous en blanc, les barbus se mirent à réciter, à haute voix, quelques versets de Coran.
Seuls les visages des autres vendeuses demeuraient inexpressifs.

Ritzou, l’air hagard, répondait machinalement aux policiers chargés de mener l’enquête. Son regard, brouillé par les larmes, criait son innocence.
Mais il fallait faire vite. Clore le dossier. Le suspect était là. Le bouc émissaire.
Rachida paya pour l’attitude irresponsable des responsables. Leur laxisme lui coûta la vie.
Sacrifice sur l’autel du désordre et de la misère.
Deuil.
Police.
Travail fastidieux.
Questions idiotes.
Qui ? Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ?
Arme du crime.
Reconstitution du drame.
Enquête achevée.
Juge d’instruction.
Condamnation.
Folie.

Cris lointains de jeunes chômeurs réclamant du travail et de la dignité.


LAABALI
 
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