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Fikra #46 : Équité et réconciliation ? Une promesse non tenue...

Créée en 2004, l’instance Équité et réconciliation est en partie régie par des processus de sélection et d’exclusion, opérant un tri entre les victimes des années des plomb. Or la réconciliation ne peut se faire que par une confiance établie avec l’appareil d’Etat chargé de la réparation des victimes.

Publié
Des manifestations pour un Etat de droit au Maroc, en 1999. / Ph. Abdelhak Senna – AFP
Temps de lecture: 4'

Comment se réconcilier avec son pays quand lui-même rechigne à se réconcilier avec son histoire et les violences dont il est l’auteur ? C’est la question que l’on devine posée par le chercheur Zakaria Rhani, en filigrane de son étude intitulée «Certifier la perte et la souffrance. Violence politique et politique de réparation au Maroc» (2018).

Question à laquelle il apporte une réponse à travers l’analyse des ressorts de la réconciliation politique au Maroc, un processus marqué par la création, en 2004, d’une Instance d’équité et de réconciliation (IER) dont le rôle est de réparer les victimes de la violence de l’État perpétrée pendant les années de plomb. «Que dit-elle de la notion de témoignage, de preuve et de vérité ? Comment ces démarches renseignent-elles, de manière générale, sur les rapports à l’histoire de la violence et à la souffrance des victimes ?», interroge ce professeur d’anthropologie à l’université Mohammed V de Rabat.

Sélectionner les victimes parmi les victimes ? Une définition limitée

L’enjeu de cette réconciliation fut d’abord de définir la notion de victime, dont la mouture finale retenue par l’IER est suffisamment englobante pour n’oublier personne – ni les victimes, ni leur famille – mais trop restreinte dans sa pratique. «La notion de victime a été élargie par l’IER et comprend toutes les victimes directes de la violence politique qui a sévi durant les années de plomb, c’est-à-dire tous les hommes et toutes les femmes qui ont été kidnappés, séquestrés, violés, torturés, mais aussi les victimes indirectes. Ainsi, les familles de celles et ceux qui ont été victimes de disparition forcée ou assassinés sont aussi considérées comme des victimes et ont donc droit à réparation. Sur ce point, la définition a été élargie», convient Zakaria Rhani, auprès de Yabiladi.

C’est l’approche temporelle qui ne convient pas, estime l’enseignant. «Sur ce plan, la définition est très restreinte : les victimes se sont vu imposer un délai fixe pour soumettre leurs demandes de réparation. La définition de la notion de victime a donc été élargie, mais dans son application temporelle, elle reste très limitée. On ne peut pas dire à une victime qu’elle ne dispose que de quelques semaines ou quelques mois pour présenter un dossier.» 

Durant les entretiens qu’il a menés au cours de ses recherches, Zakaria Rhani dit avoir observé le fait que «beaucoup de victimes des années de Plomb n'ont pas pu déposer leurs dossiers de réparation dans les délais imposés et ce pour différentes raisons, y compris le fait que certaines n'étaient pas au courant du processus» de réconciliation mené par l’IER. Beaucoup d'entre elles sont donc devenues «hors délai». Un terme sec et laconique qui traduit le caractère excessivement bureaucrate et prescriptif de l’IER. «C’est comme si la notion de victime était reconnue dans une temporalité fixe au-delà de laquelle elle n’est plus considérée comme une victime de l’Etat qui a droit à une réparation. Or cela, c’est inconcevable dans un processus de réconciliation. On ne peut pas dire qu’il y a des victimes hors délai. Elles sont victimes ou elles ne le sont pas.»

Le certificat médical, un outil au service de l’exclusion

Un autre écueil pour les victimes est celui qui fait porter sur elles la responsabilité de prouver leur statut de victime. «Elles doivent elles-mêmes constituer un dossier et démontrer, certificat médical à l’appui, qu’elles ont bien les preuves attestant des violences qu’elles ont subies. Or ce n’est pas à la victime de montrer qu’elle est victime ; c’est à l’Etat. Finalement, elles sont victimes deux fois ; d’abord de la violence politique qui fut celle des années de plomb ; ensuite d’un appareil d’exclusion qui les accule», estime Zakaria Rhani.

Le certificat médical, pièce-maîtresse dans l’évaluation des dommages physiques et psychologiques subis et qui, pense-t-on, a toute latitude pour corroborer les témoignages des victimes, peut en réalité les affaiblir. Comment un certificat médical peut en effet avoir valeur de preuve quand les sévices subis remontent à trente, quarante, voire cinquante ans ?

«Une torture ne peut pas être prouvée médicalement. A titre d’exemple, les traces d’un viol disparaissent généralement au bout de trois jours ; il ne peut donc plus être médicalement prouvé. Il en va de même avec les marques de torture ; elles disparaissent avec le temps, plus encore lorsque des dizaines d’années se sont écoulées», souligne Zakaria Rhani. «Le certificat médical ne témoigne donc pas de la souffrance subie, mais du témoignage de la victime. Les médecins, les psychiatres, ne font qu’ajouter un témoignage», poursuit le chercheur. Ainsi, au lieu de laisser les témoignages des victimes se suffire à eux-mêmes, ils doivent être corroborés par un certificat médical qui, par l’usure du temps, ne corroborent plus rien du tout. «Ce n’est pas qu’on restreint le témoignage de la victime ; on l’annule complètement !»

Si certaines victimes présentent encore des stigmates corporels tenaces qui témoignent des coups qu’elles ont essuyés, encore faut-il prouver qu’ils sont bien liés à des pratiques de torture. Quant aux séquelles psychologiques, parfois très lourdes, elles ne sont évidemment pas directement accessibles. Plus encore, elles sont parfois tues tant certains souvenirs ont quelque chose d’indicible. «Comment lier un désordre, un dysfonctionnement ou un symptôme psychiatrique d’aujourd’hui à une violence vécue il y a trente ans ? Dans ce sens, le certificat médical est un moyen d’exclusion, de sélection ; ce n’est pas une preuve objective de la violence. Quelle en est l’utilité finalement ?», interroge le chercheur.

Pour Zakaria Rhani, le certificat médical et la sélection qu’il opère est en rupture totale avec la confiance nécessaire dans un processus de réconciliation. «Ce sont des liens de confiance qui doivent être établis avec l’appareil d’Etat chargé de la réparation des victimes elles-mêmes», conclut-il.

L'organisme

Érudit est un organisme québécois sans but lucratif qui diffuse des recherches dans les domaines des sciences humaines et sociales. La plateforme compile également des revues en sciences dures et en environnement. Il a été fondé en 1998 par les Presses de l’Université de Montréal. Cet organisme regroupe actuellement l’université de Montréal, l’université Laval et l’université du Québec à Montréal (UQAM).

L'auteur

Zakaria Rhani est professeur d’anthropologie à l’université Mohammed V de Rabat (IURS) et professeur invité dans plusieurs universités étrangères. Il est titulaire d’un doctorat en biologie de l’université de Genève et d’un doctorat en anthropologie de l’université de Montréal. Ses recherches portent sur l’histoire des processus politico-religieux, les rituels de possession et d’imaginaires politiques, l’anthropologie médicale de la violence politique et l’anthropologie critique du savoir postcolonial. Il est notamment l’auteur de «Le pouvoir de guérir : mythe, mystique et politique au Maroc» (Leiden, 2014) et le coauteur de «Le Maroc au présent : d'une époque à l'autre, une société en mutation» (Casablanca, Rabat, 2015, 2016).