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Quand le privé trie les futurs étudiants étrangers

Sans appel d'offres, le Quai d'Orsay a confié à une société privée le soin d'évaluer les jeunes de plusieurs pays désirant faire leurs études en France.

Annoncées en fanfare le 7 février à l'issue d'un séminaire gouvernemental, les 35 mesures destinées à «attirer les meilleurs étudiants» souffrent d'un défaut en apparence rédhibitoire : la France manque de moyens budgétaires et de ressources logistiques pour réussir. Qu'à cela ne tienne : elle a décidé de trouver les premiers dans les poches des étudiants étrangers, y compris les plus pauvres, et les secondes auprès d'une société privée (rémunérée essentiellement par lesdits étudiants).

L'histoire commence en Chine fin 2002. Jean-Pierre Lafon, ambassadeur de France, sollicite une entreprise française spécialisée dans les nouvelles technologies (IP SO, dont l'antenne pékinoise s'appelle IP Chine) pour créer un Centre d'évaluation linguistique et éducative (Cela). Ses missions, telles qu'expliquées par le Quai d'Orsay, consistent entre autres à évaluer «le sérieux du projet d'études et de la bonne orientation de l'étudiant» et à «lutter contre la fraude documentaire» (surtout les faux diplômes), massive en Chine. Le dispositif comporte la création d'un site Internet (1) et «le recrutement d'agents pour recevoir individuellement chaque étudiant». Les coûts générés par ces services ? Ils seront «financés par des frais de dossiers acquittés par les étudiants». Car la société IP Chine installe gratuitement son site web et se paie sur le service. La rémunération se fait dans un premier temps en fonction du nombre de demandes traitées (IP Chine perçoit environ 45 euros par demande), puis par un système de forfait, évalué par des sources proches du dossier à 360 000 euros par an pour la Chine.

Ce dispositif d'externalisation d'un service public, qualifié «d'action de modernisation de l'administration» par le Quai d'Orsay, a été évalué par la Cour des comptes, qui «a porté une appréciation positive» (ainsi, le taux de fraude documentaire est passé de 20 % à 4 %). Entre-temps, Lafon a été nommé secrétaire général des Affaires étrangères. Il décide de généraliser l'expérience et confie à IP SO la déclinaison du Cela ­ rebaptisé Centre pour les études en France (CEF) ­ dans cinq pays qui, avec la Chine, représentent plus de 30 % du vivier d'étudiants étrangers : Tunisie, Maroc, Algérie, Sénégal et Vietnam. L'opération est lancée début janvier 2005, soit un mois avant le séminaire intergouvernemental qui ne vient qu'officialiser la chose.

Rabais. Aucun appel d'offres n'est lancé pour cette phase d'expérimentation. Le ministère finance même les voyages des responsables d'IP SO dans les postes diplomatiques pour qu'ils présentent leur logiciel et les services qui vont avec (définition des besoins logistiques, formation des personnels, suivi des demandes, entretien du site, etc.). Comme en Chine, les CEF choisissent dans un premier temps de rémunérer IP SO via le reversement d'une somme forfaitaire (de 30 à 45 euros) sur chaque demande traitée, prélevée sur les «frais de dossier» versés par les étudiants (environ 125 euros)... Pour diminuer la douloureuse, les Affaires étrangères viennent de décider d'un rabais de 50 % du coût du visa (de 99 à 49,5 euros) pour les étudiants qui passent par les CEF. Une démarche qui n'aurait rien d'extraordinaire (un accord passé avec la Russie offre ainsi la gratuité du visa aux étudiants russes). Il n'empêche : le coût des CEF (et les émoluments d'IP SO) se solde donc par un manque à gagner de 1 million d'euros pour l'Etat sur les pays actuellement concernés.

VRP. Jackpot pour IP SO ? Christian Marchandise, PDG de la société et pionnier du commerce électronique, plaide : «Les contrats qui nous lient aux CEF sont précaires et représentent peu d'argent, d'autant que nous avons 25 personnes à temps plein sur ces projets.» Les Affaires étrangères rassurent : «Un appel d'offres sera lancé pour la fourniture d'un logiciel couvrant l'ensemble des CEF» à l'automne 2006; sans expliquer pourquoi elles ne l'ont pas fait plus tôt. Ce jour-là, IP SO pourra afficher rien moins que deux années d'expérience dans la gestion de six CEF avec le soutien du Quai d'Orsay, qui se sera comporté en super-VRP de l'entreprise. Un avantage concurrentiel qui peut aider à capter un marché potentiellement juteux : en 2004, la France a délivré 64 000 visas étudiants et les CEF sont censés devenir «le point d'entrée unique des demandes d'étudiants étrangers». Soit un chiffre d'affaires potentiel de plusieurs millions d'euros.

A moins que les critiques qui s'élèvent contre les modalités d'implantation des CEF n'ébranlent le dispositif. Elles émanent de certains postes diplomatiques, où la venue annoncée d'IP SO a été plus que fraîchement accueillie. Mais aussi de l'univers Education nationale. Olivier Audéoud, président de l'université Paris X-Nanterre, a dénoncé «un problème grave» en Chine, lié notamment au choix d'IP Chine «sans appel d'offres» (2). Un autre champ d'affrontement touche au marché, juteux, des tests de français que les étrangers doivent réussir avant d'être autorisés à suivre des études en France. Deux produits sont actuellement vendus : le Test d'évaluation du français (TEF) de la chambre de commerce et d'industrie de Paris (CCIP), et le Test de connaissance du français (TCF) du Centre international d'études pédagogiques (qui dépend de l'Education nationale). Outre que le second émane directement des services de l'Etat, il coûte moins cher (54 euros) que celui de la CCIP (50 euros + une épreuve d'expression écrite à 25 euros + éventuellement une épreuve d'expression orale à 25 euros). Or les CEF ont le droit de recourir à l'un ou à l'autre ­ là encore, l'Etat ne fait pas franchement la promotion de ses outils.

Christian Marchandise, qui dit ne pas avoir anticipé à ces polémiques, manie l'ironie : «Un responsable de l'Education nationale m'avait prévenu que le projet avait trois vices : il est innovant, il marche et il est réalisé avec un partenaire privé.» Des «vices» contestés par un autre haut fonctionnaire de l'Education nationale : «Ce système n'améliorera en rien le niveau des étudiants, qui doivent de toute façon se préinscrire auprès des universités. On risque donc de diminuer les flux sans accroître la qualité. Evidemment, au passage, on aura instauré cette taxe qui va rapporter de l'argent à une entreprise choisie sans appel d'offres.»



(1) www.cela-cn.org/fr/
(2) Cité par l'Agence Education Formation.

Source: Libération

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