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Corse : Debout les Maures

Hassan Moutaakif, 41 ans, comédien, corse et marocain. Consterné par les attentats antiarabes commis sur l'île, il continue de croire à l'intégration.

Vénissieux, les rebeus lui trouvent un accent chelou. Pour les cousins de Fès, il est le francaoui. Même à Porto Vecchio, il étonne. Pas pour son fin profil de Maure, mais à cause de ses intonations de bastiacciu (bastiais) quand il parle corse. «On est toujours l'étranger de quelqu'un, non ?» sourit Hassan Moutaakif qui parle les trois langues. Il écoute I Muvrini dans le désert et Oum Kalsoum sur les routes du Cap Corse. Jamais le contraire, comme s'il recherchait partout la nostalgie des exilés. C'est un doux, un tendre, un poète. Un comédien de théâtre qui s'amuse d'avoir fait «l'immigré de service» dans le film l'Enquête corse : «Mon rôle tenait en deux phrases, qu'ils ont doublées. Je ne parlais pas assez beur.»

Sur le port de Bastia, les vieux font un détour pour lui toucher la main, et les filles tendent la joue. Rituel insulaire et complicité. «C'est ça les Corses. Pas les trois petits cons de Clandestini corsi qui vont casser de l'Arabe.» A la mort de Majouba, sa mère, notables, commerçants, prolos, tout le quartier avait cotisé pour rapatrier le cercueil au pays. Les locaux comme les immigrés. C'était il y a vingt ans, sur les murs de la rue Droite, le salpêtre mangeait les graffitis Luchesi fora, les Italiens dehors. Avant, c'était les pieds-noirs que certains voulaient remettre à la mer. La même peinture noire sert aujourd'hui aux Arabi fora, dans cette rue toujours aussi délabrée. «Ça va passer», dit Hassan. Il lève son verre de blanc à l'amitié. On ne parle pas de ce qui mine. Omerta sur le racisme.

Pourtant, quarante agressions arabophobes en six mois, cinquante familles maghrébines enfuies de Corse depuis le début de l'année. Une maison attaquée à Biguglia, la porte de l'imam de Sartène mitraillée... «Des petits cons, répète Hassan, il y en a toujours eu.» Il chantonne un refrain de cours de récréation des années 60 : «Les Arabes, c'est comme les mouches, ça mange la merde avec la bouche.» Il avait 6 ans, son frère et lui étaient les seuls Arabes de l'école. Il a pleuré la première fois. La deuxième, il a chanté encore plus fort : «Les Français sont plus malins, ils mangent la merde avec la main.» Quand il croise dans les cafés les anciens de l'école, ils rigolent de «ces trucs de gosses». Ils sont amis. «Les Corses que j'aime sont ceux dont on ne parle jamais. Ceux des villages, qui ne laissent jamais tomber un pote. Ils sont les plus nombreux.» Sur le continent, il dit qu'il est corse. «T'es malade, ils sont tous racistes là-bas», disent ceux des banlieues. «Comme ailleurs», répond Hassan. Tout seul, il doute. Le fils d'un ami a été arrêté pour une agression raciste. «Son père est un type bien, tolérant, honnête. Et le gamin fait ces conneries... C'est un peu fou, j'ai l'impression d'être sur un bateau, et qu'on creuse la coque.» Il ajoute : «La vie continue.»

Dans le plus ancien de ses souvenirs, il y a Bastia, le grondement des ferries, l'ombre de la Sardaigne posée sur la mer. Il est arrivé à l'âge de 2 ans, avec sa mère et ses deux frères. Majouba, recommandée par son employeur de Fès, ne savait pas lire, pas écrire. Ni même, dit son fils «qu'elle arrivait sur une île». Le père, 43 ans et déjà «vieillard», est resté au Maroc. Il a fini sa vie «liseur de Coran» à la mosquée. Les nouvelles de Corse lui arrivaient dans des petits paquets ficelés, sur des cassettes enregistrées. A Bastia, la famille vivait dans une pièce sans eau courante, ouverte sur la Méditerranée. La mère faisait des ménages, les enfants se débrouillaient, l'aîné s'occupait des deux plus jeunes. Ils avaient le foot et les balades dans la montagne.

Hassan et ses frères ont appris le corse en déchargeant les cageots sur le marché. La communauté, alors, c'était quelques hommes solitaires et silencieux, maçons ou ouvriers agricoles, en bleu la semaine et en djellaba le dimanche. C'était avant le regroupement familial, et la deuxième génération en quête d'identité : «Pour moi, ce n'était pas spécialement important d'être marocain. C'est écrit sur ma gueule, je n'en ai ni la fierté ni la honte. Et je n'en fais pas une revendication.» Les filles voilées et les petits machos à casquette qui tiennent les murs rue Droite, ça le navre. Comme la discrimination positive ou la loi sur les signes religieux à l'école «qui foutent le bordel». Hassan ne fait pas le ramadan. Il n'est pas musulman : «Quand on était adolescents, on pensait que la religion, c'était un truc du passé. Je croyais que l'être humain allait être assez intelligent pour s'en passer. Que les sociétés allaient s'améliorer. La place que ça prend aujourd'hui, ça me dépasse. Presque tous mes copains disent croire en Dieu, c'est presque obligatoire.» Ses deux parents, enterrés au bled, ne l'ont jamais obligé à rien. Ni à aller à la mosquée, ni à prendre la nationalité française, qu'il n'a toujours pas. Pour quoi faire ? Voter ? «Ça me poserait un problème. J'ai des copains nationalistes, je ne les comprends pas. La politique, c'est comme la religion. Ceux qui pratiquent prétendent avoir la vérité. Je m'en méfie.» Adhérent d'Attac, il se dit internationaliste. S'il votait, ce serait à gauche. Ou pour Sarkozy, «un immigré lui aussi, qui a réussi». Et un peu corse, «par sa première femme».

Il a voulu partir sur le continent, comme tous les jeunes. Il n'avait pas de rêves d'enfant, faute de s'y autoriser. La plage, le foot, on s'en lasse. «A 18 ans, ici, tu tournes en rond. Pas de maison de la culture, pas de concerts, c'est mort.» Une fois, il s'est exilé six mois. Le temps d'une saison de serveur dans une station de ski. Son troisième métier, après s'être brûlé les yeux quelques années comme soudeur, puis s'être cassé le dos pour un carreleur. En Savoie, la neige n'avait pas la bonne couleur, il manquait la mer pour l'éclairer. Hassan est rentré voir le rectangle bleu, imprimé dans sa mémoire : «En arrivant, j'ai embrassé la terre et je me suis dit que j'étais chez moi.» Il est devenu barman sur le port, à portée des ferries et n'est plus parti. «L'île, c'est un immense jardin. Si tu le fais à pied, c'est un petit continent.»

Quinze années plus tard, la quarantaine rôdant, il s'est interrogé. Une vie amoureuse, «tumultueuse», pas d'enfant, pas de maison. Il a regardé en arrière, son BEP passé pour rassurer Majouba, ses années sur les chantiers, son échec à devenir entraîneur de foot, «je voulais leur apprendre à jouer, pas à gagner, donc ça n'allait pas». Il s'est dit qu'il n'avait rien choisi et a fouillé ses désirs. Sont apparus Shakespeare qu'il a lu «en entier», et la troupe de théâtre amateur, fenêtre sur le monde quand il avait 17 ans après ses journées d'ouvrier. Ils avaient joué la commedia dell'arte sur les marchés, «tout le monde s'amusait». Poussé par Myriam, sa compagne infirmière de Bastia, Hassan a donné son congé au café pour faire l'acteur professionnel. En corse, et en français, il joue dans les villages. Une comédie avec six personnages en quête d'identité qu'il voudrait exporter. Son rêve : des voyages, des tournées sur le continent, et le retour au port d'attache. «Ce n'est pas à mon âge que je vais partir faire l'immigré à Paris.»

Pascale NIVELLE
Source : Liberation.fr

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