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Le point sur la lecture au Maroc

Abdelali EL Yazami est l’auteur de la plus importante enquête sur la lecture au Maroc. Une première mouture de cette enquête avait été publiée par l’association des professionnels du livre en 1998. Elle se faisait l’écho d’un débat répété sur la « crise » de la lecture et de l’édition au Maroc, débat qui s’est maintenu durant les années 80, période où émergèrent de nouvelles maisons d’éditions et aussi de nouvelles librairies.

Cette enquête répondant en même temps à une attente collective et à un besoin, une nécessité pour l’auteur enseignant préoccupé par l’environnement culturel ambiant estudiantin et autres, vient d’être publiée dans sa version intégrale par la Fac de Lettres et sciences humaines de Mekhnès. Alors que le livre était sous presse, la nouvelle du décès de Abdelali El Yazami est tombée comme un couperet en juin 2006. La dernière page de couverture du livre est une page blanche. Pas une ligne de présentation, pas une photo de l’auteur comme on s’y serait attendu dans n’importe quel autre ouvrage. Ce mutisme blanc a quelque chose de brutal. On voudrait penser qu’il est plutôt l’expression d’une aphasie consécutive au drame de la perte qu’une question de malencontreuse omission !

Ce travail sur la lecture devrait être lu mais le sera-t-il ? Le livre sera-t-il disponible au prochain salon du livre ? Malheureusement les publications des Universités restent généralement stockées quelque part hors d’atteinte du circuit de distribution à quelques rares exceptions. Comme des bibelot dont on serait suffisamment jaloux pour les retenir dans des rayons et plus grave encore dans des carton loin des lecteurs. Dans l’occurrence qui nous occupe d’aucuns diront que le sort a ses ironies. Pourtant ce travail de El Yazami est surtout de démystification, s’inscrivant hors des sentiers battus. C’est des stéréotypes sur la lecture qui sont battus en brèches patiemment, rigoureusement. Au total, de très bonnes questions sont posées. Elles donnent la mesure sur notre ignorance de la question, sur les « vérités toutes faites ». Au surplus la démarche fait preuve de beaucoup de prudence attentive vis-à-vis des conclusions et des propositions qui ne sont pas si « chimériques » que ça bien qu’on continue à ignorer beaucoup de choses sur les réalités de la lecture, bien que toutes propositions-recommandations restent lettres mortes après des années de débats.

Les problèmes ne manquent pas. L’un d’eux, de taille, est la lecture publique qui se trouve dans un état déplorable. A titre d’exemple l’un des aspects les plus curieux constatés c’est l’accès aux documents. Dans les centres de documentation bibliothèques des universités l’accès aux livres n’est pas direct alors qu’il l’est dans les instituts français. Cet aspect des choses commande et oriente le comportement des mêmes lecteurs potentiels, car 36% des enquêtés disent décider de lire un livre parce qu’ils l’ont au préalable feuilleté :

« Il nous a été possible de constater que les étudiants qui empruntaient peu de livre ou pas du tout de la bibliothèque de la Faculté de lettres, se trouvaient être de gros emprunteurs quand ils étaient dans la médiathèque de l’Institut français. Cet état de choses orientait notre réflexion sur la lecture vers des problèmes tout à fait nouveaux pour nous. Il devenait clair que l’examen de la lecture devait s’intéresser aussi à l’offre de lecture.

Autrement dit avant d’essayer de voir si l’étudiant ou tout autre citoyen marocain alphabétisé lit ou ne lit pas, il serait utile de commencer par voir ce que l’on offre comme lectures à cet étudiant et à ce citoyen »

Sur Abdelali El Yazami, rédacteur en chef de la revue Alamat créée en 1994 par un groupe d’amis, une revue « d’obédience sémiotique », son compagnon Saïd Bengrad directeur responsable confie que El Yazami avait constamment opté pour une ouverture d’esprit toujours beaucoup plus grande. Cette démarche congédie tout esprit de chapelle étriqué tout en faisant preuve de lucidité, d’exigence et de rigueur irréductibles. C’est ce qui a étonné et séduit ses amis dans les bons comme dans les pires moments.

Les moments de détentions, juste pour ses idées qu’il ne devait jamais renier et qu’il a assumé jusqu’au bout, furent une étape décisive pour reconnaître sa voie, essentiellement celle de l’amitié. Ce n’est pas pour rien si, par la lecture assidue, il se fait de Michel de Montaigne un ami et se lance dans la traduction en arabe des « Essais » comme une entreprise d’étude et connaissance de soi. Celui qui lit le texte en arabe reproduit sur le site Internet de la revue Alamat : (http://saidbengrad.free.fr) ne manque pas de reconnaître une sorte d’identification l’auteur passant de ses propres propos d’explication au texte traduit, sans intervalle. Cette connaissance de soi et de ses profondeurs complexes devrait être une source de fraternité entre les hommes dans un monde infesté de fanatismes, intolérance en tout genre. C’est ce genre de préoccupation de fraternité dont parle Montaigne en évoquant son ami Etienne de le Boëtie :

“La nature nous a donné à tous toute la terre pour demeure, elle nous a tous logés dans la même maison, nous a tous formés sur le même modèle afin que chacun pût se regarder et quasiment se reconnaître dans l’autre comme dans un miroir, elle nous a fait à tous ce beau présent de la voix et de la parole pour mieux nous rencontrer et fraterniser et pour produire, par la communication et l’échange de nos volontés.”

Abdelali El Yazami fut donc une perte non seulement pour sa petite famille mais aussi pour ses amis, car l’amitié a beaucoup compté dans sa vie. C’est une amitié agissante et créative. Elle s’est traduite entre autre autres par la création de la revue Alamat, par un groupe d’amis sans aucun moyen et dont Abdelali El Yazami était rédacteur en chef. Elle s’est maintenue coûte que coûte en partie parce les amis qui en constituaient la rédaction n’avaient pas d’ambition personnelle et croyaient profondément au projet.

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« Enquête sur la lecture au Maroc » de Abdelali El Yazami El Hassani, Faculté de lettres et sciences humaines de Meknès.

Saïd Afoulous
Source: L'Opinion

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