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Les effets du du «karkoubi» sur la jeunesse marocaine

Les psychotropes, «karkoubi» dans le langage populaire, utilisés à des fins de toxicomanie, sont-ils en passe de damer le pion aux drogues classiques? Si le kif a toujours constitué la première drogue consommée (et produite) au Maroc, loin devant la cigarette et l’alcool, des signaux alarmants indiquent que le karkoubi est en train de faire des ravages parmi les jeunes Marocains.

Selon les témoignages receuillis auprès de plusieurs associations, si la vente de psychotropes se faisait autrefois sous le manteau et dans des lieux plutôt encanaillés, il est de plus en plus fréquent, aujourd’hui, de voir des dealers opérer carrément devant les portes des collèges et lycées pour proposer leurs produits aux jeunes adolescents. Quant aux quartiers populaires, ils sont un terrain de prédilection pour la «défonce» en pleine rue, au nez et à la barbe des agents de sécurité publique, et sous le regard inquiet d’une population qui craint le pire.

Rares sont, parmi ces jeunes, ceux qui reviennent indemnes de leur voyage psychédélique : s’ils ne terminent pas leur voyage derrière les barreaux pour avoir commis des infractions graves, ils sont guetteés en cours de route par la folie, la déchéance, la marginalisation sociale, ou par la mort prématurée et souvent subite.

A Oukacha, 80 % des jeunes emprisonnés pour délits commis sous l’emprise de psychotropes
Que de crimes ont été commis sous l’emprise des psychotropes ! Il n’est que de visiter la prison pour mineurs de Oukacha, à Casablanca, pour s’en rendre compte : selon les membres de certaines associations, qui tirent depuis quelque temps la sonnette d’alarme sur le danger du karkoubi, 80% des jeunes sont embastillés pour avoir commis des infractions sous l’effet des psychotropes. Pire, la dépendance pousse certains à commettre l’irréparable pour avoir de quoi acheter sa dose. A l’instar de ce garçon de 14 ans qui, dans une crise de folie, a étranglé son père avec le câble d’une antenne parabolique, ou de cet adolescent de 15 ans, arrêté pour avoir planté un couteau dans le ventre de son copain au cours d’une rixe banale à cause d’un demi-litre de vin rouge. Sans parler de ces centaines d’enfants de 10 à 18 ans, aux corps couturés de cicatrices, qui se sont mutilé les bras et le visage. Le Pr Jalal Taoufik, psychiatre et directeur du Centre national de prévention et de recherche en toxicomanie, explique cette violence: «Consommés à très fortes doses, ces psychotropes, appartenant tous à la famille des benzodiazépines, peuvent entraîner leur consommateur à commettre des folies, à avoir des réactions très agressives, d’une impulsivité incroyable. Le plus souvent, les gens qui consomment du karkoubi sont des psychopathes en puissance. Le produit les désinhibe et leur ôte toute capacité de jugement, ils sont capables de s’automutiler».

Le «maâjoun» de psychotropes, un cocktail explosif
Bien entendu, avec le temps, on augmente la dose, on expérimente les mélanges en vue de «monter» plus haut au summum de la «défonce», on mélange karkoubi et alcool.

Le lexique pour désigner le karkoubi est riche, et change au gré des dealers qui jouent à cache-cache avec les policiers, d’un quartier populaire à l’autre. On l’appelle kortassa (cartouche), samta (ceinture), machta (peigne), taâbiaa (recharge), lablaka (plaque)... Tous ces mots renvoient à la même substance, le psychotrope, cette pilule magique par laquelle on veut atteindre la tqarqiba, le flash. La plus répandue et la plus prisée de toutes ces pilules est baptisée «bola hamra» (ampoule rouge) : il s’agit en fait du nom donné au Rivotril, un tranquillisant de la famille des benzodiazépines (du fait de la couleur rouge de la plaquette de comprimés). Le Rivotril, par ailleurs, et selon plusieurs psychiatres, est un excellent médicament contre l’anxiété. Selon Jalal Taoufik, «le Rivotril est l’un de ces extraordinaires médicaments contre l’anxiété, comme le valium, le Lexomil ou le Tranxène, qui, utilisés sous prescription médicale, ont fait des miracles et sauvé des populations depuis leur invention, dans les années 1960». Malheureusement, ce médicament traîne la réputation de servir à des fins de toxicomanie. «Cela l’a considérablement desservi, si bien qu’il devient difficilement accessible au niveau du ministère de la santé, alors qu’il y a des milliers de malades qui en ont besoin.»

Le Dr Taoufik veut lever toute ambiguïté et éviter tout amalgame à propos de ces psychotropes, aussi bien auprès du citoyen que des professionnels de la santé : si ces médicaments utilisés en psychiatrie (d’où leur nom de psychotropes) agissent tous sur le système nerveux central, «seules les benzodiazépines sont utilisées comme karkoubi, donc à des fins toxicomaniaques, et elles sont les seules susceptibles d’induire, consommées à fortes doses et sans prescription médicale, une dépendance.» Et le directeur du centre de recherche sur les toxicomanies de défendre avec force la cause des psychotropes : «Quand ces médicaments sont utilisés sous prescription médicale, selon les règles et les standards mondialement connus, non seulement il n’y a aucun risque, mais ils apportent au malade un confort extraordinaire».

Mais, consommé comme drogue, ce médicament peut transformer un être humain en fauve. Le plus dangereux de tous les karkoubi, «al katila» (la tueuse), est consommé par les polytoxicomanes. C’est un maâjoun : une petite boule de farine pétrie avec un cocktail explosif de psychotropes en gouttes (un médicament contre l’anxiété et les états psychotiques) et de cannabis. Ses effets sont destructeurs et celui qui en consomme, explique un psychiatre, «verse souvent dans la grande criminalité». Ce qui aggrave ses effets, c’est que son prix est très abordable : 14 DH.

Un trafic à grande échelle
En terme de classement, et selon une enquête que le centre dirigé par le Dr Taoufik s’apprête à rendre publique bientôt, les psychotropes occupent avec l’alcool la deuxième place comme drogue la plus utilisée au Maroc, après le cannabis. La cocaïne, elle, vient en troisième position.

D’où vient le karkoubi ? Il est l’objet d’un marché noir florissant. Il est importé d’Europe et, surtout, d’Algérie et distribué dans les grandes villes marocaines par le biais de filières de contrebande et de mafias de la drogue. Un commerce qui rapporte gros. Un comprimé de Rivotril (bola hamra) qui ne coûte pas plus de 4 à 5 dirhams est vendu à 14 et 15 DH. Et les prix flambent pour atteindre 20 et 25 DH pendant Ramadan (période durant laquelle l’alcool est interdit de vente) et pendant les jours où des campagnes de sensibilisation sont menées par des associations contre le karkoubi. Une partie du karkoubi algérien, peut-on lire dans le quotidien Le jour d’Algérie (du 9 septembre 2006), est acheminée vers la frontière algéro-marocaine pour être écoulée dans les pharmacies ou les bas-fonds d’Oujda, Ahfir ou Berkane, à raison de 2 500 dinars (250 DH) la boîte de 40 comprimés. Selon un psychiatre, le prix de ces produits n’excède pas localement les 250 DA la boîte. Plus grave encore, des pharmaciens marocains peu scrupuleux le vendraient sans ordonnance pour arrondir leurs fins de mois. Ce que nie formellement Omar Hejira. Président de l’Association Ziri, qui a choisi pour cheval de bataille, depuis le début de cette année, la lutte contre le karkoubi (voir encadré en page 50), ce pharmacien n’imagine pas qu’un de ses confrères puisse vendre des psychotropes (qui figurent au tableau A, celui des médicaments vendus uniquement sur ordonnance) librement. «Il y a plus de 240 pharmacies à Oujda, explique-t-il. A supposer même que quelques-unes d’entre elles songent à le faire, le prix du karkoubi à Souk El Fellah est tellement bas et la concurrence si rude qu’elles ne pourraient se le permettre».

Beaucoup de ces médicaments contrefaits viennent aussi d’Afrique subsaharienne via l’Algérie
A Oujda, insiste ce pharmacien, plusieurs de ces psychotropes circulent dans des emballages qui ne portent aucune marque. Certains sont fabriqués en Algérie même, du côté de Maghnia. Mais l’Algérie, selon lui, est un petit producteur de médicaments puisque sa production ne couvre pas plus de 25 % de ses besoins. «Beaucoup de ces médicaments sont contrefaits et viennent de l’Afrique subsaharienne via l’Algérie par le biais de contrebandiers.» Et c’est à Souk El Fellah que le karkoubi est vendu, comme tous les autres produits de contrebande. En fait, ce n’est pas Oujda qui est la plaque tournante de ces psychotropes, mais plutôt la petite localité de Benidrar, à 20 kilomètres de la ville, et à trois kilomètres de la frontière. C’est de là que partent les livraisons vers les autres villes marocaines.

Une question reste posée : pourquoi l’Algérie est-elle la principale pourvoyeuse de karkoubi ? Tout simplement parce que les médicaments y sont subventionnés par l’Etat et donc vendus trois fois moins cher qu’au Maroc.

Quelques chiffres
1 091 trafiquants et complices arrêtés à Oujda en 2006

Les services de police d’Oujda ont saisi en 2004 près d’un demi-million de comprimés de psychotropes de marque Rivotril. La quantité saisie en 2005 était plus faible : 7 901 comprimés sont tombés entre les mains de la police.

En 2006, on a saisi 26 946 comprimés du même type de médicament. Selon les services de police de l’Oriental, en 2006, 1 091 personnes ont été arrêtées et présentées devant le parquet pour détention et commercialisation de psychotropes.

A quoi est dûe la baisse du nombre de comprimés saisis ? A la baisse de la contrebande à la frontière algéro-marocaine ? Rien n’est moins sûr. En effet, selon les sources de la police d’Oujda, si les saisies en 2006 ont été plus maigres qu’en 2004, cela ne signifie pas qu’il y a eu baisse du trafic de «karkoubi» en provenance d’Algérie mais plutôt que les contrebandiers sont mieux organisés. «Des comprimés, ce n’est pas lourd, c’est très facile à transporter et à faire passer d’un pays à l’autre. Une seule personne peut en transporter jusqu’à 20 000 voire 30 000. Si elle est habile, elle peut facilement tromper la vigilance de la police. La marchandise n’est pas payée en argent mais échangée par exemple contre des voitures. Les polices des frontières marocaine et algérienne, selon le même responsable, ont travaillé en concertation pour mieux contrôler la frontière. 12 Algériens sont tombés dans les filets de la police en 2006. C’est depuis la localité de Benidrar que la marchandise est dispatchée sur les grandes villes marocaines.


Cartographie du karkoubi: 40 à 45 % des jeunes en auraient déjà consommé
L’ampleur du phénomène «karkoubi» n’est un secret pour personne : un tour dans quelques quartiers populaires de Casablanca donne la mesure du fléau. Abedelkebir El Assi, président de l’association Addel Al Wariff et coordinateur de la caravane «Non au karkoubi» qui a sillonné le Maroc tout au long de l’année 2006, donne des éléments. A Casablanca, le centre de distribution de «karkoubi» est le quartier Boutouil (dans l’ancienne médina). C’est de là que part le gros de la marchandise pour être acheminé vers les autres quartiers de la ville : quartier Cuba, Derb Talyane, quartier Goulmima, Derb Lihoudi, Derb Karlouti, anciennes Carrières centrales (à Hay Mohammadi), Hay Moulay R’chid, Sidi Moumen, kariane Harbili (route de Zenata), quartier Derb Moulay Cherif. A Fès, le trafic est concentré à Bab F’touh, Boujloud. On le trouve à Khabbazate à Kénitra, Akrach à Salé, D’chira et Aït Melloul à Agadir, et à Souk El Fellah à Oujda.

Selon Abedelkebir El Assi, que nous avons rencontré au bidonville Zaraba (à Derb Moulay Cherif) où se trouve le siège de son association, à Casablanca, 40 à 45% de jeunes entre 12 et 35 ans ont déjà consommé du «karkoubi». «Au-delà de cet âge, un consommateur de ce genre de psychotropes est en prison pour un crime commis sous l’emprise de la drogue, ou a sombré dans la folie»


Jaouad Mdidech
Source: La Vie Eco

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