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Islamisme et conservatisme progressent au Maroc sur fond de perte de repères et d'identité

Trois ans après les attentats de Casablanca, (45 morts dont les 12 kamikazes), la question des islamistes domine l'actualité politique au Maroc : interpellation de centaines de militants ; grève de la faim dans les prisons ; tournée aux Etats-Unis, à la mi-mai, d'El-Othmani, chef du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste)... Chaque jour, ces informations sont relayées et développées par la presse marocaine, tandis que la bourgeoisie urbaine et francophile s'inquiète.

Le PJD va-t-il remporter les élections législatives de 2007 ? Depuis que, début mars, un sondage commandé par l'institut américain IRI et publié par Le Journal Hebdo a annoncé un raz-de-marée de ce parti islamiste modéré, membre de l'opposition parlementaire, la question est sur toutes les lèvres : 47 % des électeurs marocains n'excluraient pas de donner leurs voix au PJD.

Mais qui se cache derrière ce sigle ? Ce parti a-t-il une véritable autonomie ? Certains espèrent que le PJD soit, en réalité, sous contrôle du pouvoir marocain, ce qui permettrait de limiter son action, en cas de victoire en 2007. Mohammed Darif, islamologue et enseignant à l'université Hassan II de Mohammedia, rappelle que "tous les partis, au Maroc, servent de support au régime en place" et que le PJD ne fait pas exception. Pour contourner la difficulté, le PJD s'est trouvé un "double", une association hétérogène, très présente sur le terrain : le Mouvement de l'unification et de la réforme (MUR). L'un et l'autre se sont répartis les rôles - le MUR assure la prédication, tandis que le PJD s'occupe du politique -, ce qui permet de respecter la loi mais complique les choses quand il s'agit de mesurer l'exact poids du PJD.

Sur les chances des islamistes du PJD d'arriver au pouvoir en 2007, Mohammed Tozy, autre analyste réputé du système politique marocain, enseignant en sciences politiques à l'université Hassan II de Casablanca, se montre assez sceptique. Selon lui, ce parti a peur de l'épreuve politique. "Il peut mobiliser des électeurs mais pas des gestionnaires. Le champ économique lui échappe et il en a conscience", assure-t-il. Aussi, Mohammed Tozy ne croit-il pas à l'hypothèse d'un "scénario turc" au Maroc. Il rappelle qu'il a fallu vingt ans de préparation pour aboutir à la victoire de l'AKP (Parti de la justice et du développement) en Turquie, alors qu'au Maroc, dit-il, "le PJD ne s'est pas encore montré capable de présenter la moindre proposition forte". Pour lui, ce parti ne représente aujourd'hui "que 20 % des électeurs".

Quoi qu'il en soit, l'apathie des autres partis politiques explique en bonne partie que le PJD ait le vent en poupe. Mais personne n'ignore que le vieux chef islamiste, le cheikh Yacine, sa fille Nadia et leur association Al-Adl Wal-Ihsane (non reconnue) capitalisent, plus encore que le PJD, les faveurs de ceux qui sont séduits par l'islamisme. Cette association opère, elle aussi, en tandem. Elle est proche du Cercle politique (non agréé), lequel constituerait, selon certains, "la première force politique au Maroc".


ANGOISSE COLLECTIVE


Bien implantés dans les zones rurales comme dans les zones urbaines, ces islamistes partisans du cheikh Yacine ont une capacité de mobilisation considérable. Mohammed Darif assure qu'ils progressent et attirent à présent des ingénieurs, des médecins, des cadres... Une opinion que ne partage pas Mohammed Tozy, pour qui le mouvement de Yacine "stagne" depuis 2003, son activisme ne débouchant pas sur une échéance électorale, faute de statut de parti politique.

Si les islamistes salafistes, qui échappent à tout parti et à tout contrôle, ne rejoignent pas les rangs du cheikh Yacine, c'est précisément parce que cette mouvance n'est pas "radicale", contrairement à l'étiquette qui lui est affublée, estime Mohammed Darif. Al-Adl Wal-Ihsane ne représenterait rien d'autre que "l'islam contestataire". Il ne s'oppose pas à la monarchie mais à la politique menée par elle. Plutôt que l'islam politique, le mouvement du cheikh Yacine incarne "le soufisme politique", c'est-à-dire "un islam populaire politisé", souligne M. Darif, et les islamistes marocains, adeptes de la pratique soufiste et du rite malékite, sont par nature "modérés et tolérants".

Mohammed Darif ne croit pas que les attentats de Casablanca aient fait la contre-démonstration de cette tolérance. Le royaume a payé ce jour-là "sa collaboration inconditionnelle" avec les services américains dans leur "guerre contre le terrorisme". "Ici, à l'inverse de l'Arabie saoudite, les terroristes ne bénéficient pas d'un soutien populaire", répond-il.

Dans le succès des islamistes au Maroc, MM. Darif et Tozy se rejoignent pour voir une explication avant tout culturelle. Il ne faut pas assimiler le port du "hidjab" (foulard) à l'islamisme, insistent-ils. Plutôt qu'une montée de l'islamisme, le Maroc est atteint par une montée du conservatisme, due à une angoisse collective devant une perte de repères et d'identité. "Une angoisse est d'autant plus forte que les Occidentaux ne cessent de renvoyer les non-Occidentaux à leurs différences...", souligne M. Tozy.

Florence Beaugé
Source: Le Monde


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