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Le patrimoine culturel marocain continue à être pillé

Il n’y a pas que la fuite des cerveaux qui appauvrisse le Maroc ; il y a aussi celle de pans entiers de son patrimoine. Les accords entre le ministère de la Culture et la Direction des douanes n’y changeront rien tant que la loi 22-80, relative à la conservation des biens culturels, n’est pas foncièrement repensée.

Le ministère de la Culture, gardien, jusque-là très distrait, de notre temple patrimonial, vient de signer, le 29 mai dernier, une convention avec la direction des douanes, dans laquelle les deux parties s’engagent à faire front commun contre le trafic illicite des biens culturels. Il a fallu du temps pour que le ministère convoque le ban et l’arrière-ban, car, entre-temps, des pans entiers de notre patrimoine ont pris la poudre d’escampette. La goutte qui a fait déborder le vase ? Des fossiles. En 2005, sur le territoire français, des trafiquants d’un genre particulier sont pris la main dans le sac, lequel contient, entre autres valeurs inestimables, selon le communiqué du ministère de la Culture, publié suite à la signature de la convention, des «trilobites, gros insectes marins fossiles datant de l’ère primaire, soit de plus de 250 millions d’années, une mâchoire de dinosaure marin datant de l’ère secondaire, ainsi que des crânes de tortues et de crocodiles datant du tertiaire (60 millions d’années)», provenant du Mali et du Maroc.

Un Bacchus décapité, des pièces marocaines mises en vente par Sotheby’s
Si les Romains revenaient sur terre, ils attraperaient la berlue : leur dieu du vin, qu’ils avaient sobrement statufié à Volubilis, a perdu la tête. Ce crime de lèse-divinité a été perpétré en 1983. Il ne fut constaté que plusieurs mois après. Les gendarmes, alertés, eurent beau fouiller la région, ils ne purent mettre la main sur la précieuse tête. Par scrupule, on interrogea, malmena, tabassa quelques pauvres paysans qui ne connaissaient Bacchus ni d’Eve ni d’Adam, puis on enterra l’affaire. Une autre, gigantesque, eut pour théâtre la ville de Goulmima. Là, on eut la joie d’exhumer le squelette entier d’un dinosaure. Quelques mois plus tard, mauvaise surprise : le dinosaure avait mystérieusement disparu. On se démena comme on pouvait pour le retrouver. En vain. Les auteurs du rapt ne tombèrent pas dans les filets de la police et de la gendarmerie. Pourtant, un dinosaure ne peut passer inaperçu.

Le 17 octobre 1996, Sotheby’s Londres procède à la vente d’une porte de mosquée du XVIIIe siècle et d’un panneau du XIVe, deux pièces marocaines en bois. Le catalogue de vente est envoyé, selon l’usage, à l’International Council of Museums (ICOM). Sa secrétaire générale, Nancy Desportes, découvre la mise en vente des deux biens culturels marocains et en avertit le comité marocain de l’ICOM. Lequel, aussitôt, proteste contre Sotheby’s, exigeant de cette maison la suspension de la livraison aux acheteurs afin d’étudier les procédures susceptibles d’aboutir à la restitution de ces biens. Sotheby’s consent à suspendre la livraison momentanément, mais refuse de laisser rapatrier les deux pièces en bois, malgré les interventions du premier ministre, du ministère de la Culture et de l’ambassadeur du Maroc à Londres. Le gouvernement marocain tient tête, Sotheby’s, arguant de son bon droit, ne cède pas, la situation est sans issue. En fin de compte, on trouve un compromis : la restitution des biens contre 120 000 DH. Mais ce n’est que partie remise. En 2002, nouveau bras de fer entre le Maroc et Sotheby’s à propos de trois frises mises aux enchères par cette dernière, qui ne retrouveront leur terreau d’origine que moyennant 15 000 livres.

Disparition systématique de dalles gravées, dont certaines sont utilisées pour... la construction
L’art rupestre n’est pas épargné. Bien au contraire. En dépit de la vigilance des membres du Parc national du patrimoine rupestre (PNPR), il fait l’objet d’un véritable pillage. Abdellah Salih, un des responsables du PNPR, s’en émeut : «Les travaux d’inventaire effectués par le PNPR nous ont permis de constater la disparition systématique de dalles gravées et surtout les moins volumineuses d’entre elles. Par ignorance, beaucoup de blocs gravés sont utilisés pour la construction. D’autres sont enlevés et emportés pour être vendus». A qui ? A des collectionneurs que les scrupules n’étouffent pas, puisqu’ils mettent à contribution des bergers «avertis». Ceux-ci, dénonce Abdellah Salih,

vident des tumulus protohistoriques. Le trafic ne cesse de prospérer. Rien ne semble l’arrêter, pas même le risque d’être traduit en justice. En 1997, un habitant de Tazzarine dénonce les auteurs d’un trafic illicite de dalles gravées dans la région de Zagora. Ils sont immédiatement mis sous les verrous, puis condamnés à de lourdes peines. Mais l’exemple n’est pas dissuasif. Quelque temps après, l’équipe du PNPR surprend une étrangère, résidente au Maroc, en flagrant délit de récolte d’objets archéologiques. Quand on lui explique que cet acte est un mauvais agissement passible de sanctions, elle monte sur ses grands chevaux. C’est dire combien la loi 22-80 est traitée par-dessus la jambe.

Les douaniers ne sont pas formés pour détecter les objets à protéger
Pourtant, la loi 22-80, relative à la conservation des monuments historiques et des sites, des inscriptions, des objets d’art et d’antiquité, stipule, dans son titre VI (articles 42 à 44), l’interdiction formelle de détruire ou de dénaturer ou d’exporter sans autorisation «tout objet d’art et d’antiquité mobilier qui présente pour le Maroc un intérêt historique, archéologique, anthropologique ou intéressant les sciences du passé et les sciences humaines en général». Cette autorisation ne peut être que temporaire, délivrée «à l’occasion des expositions ou aux fins d’examen et d’étude».

Intéressant, mais cette loi n’est pas aisément applicable en raison de son manque de clarté. Egrenant les biens culturels qu’elle entend protéger, elle cite «les immeubles, par nature ou par destination, ainsi que les meubles dont la conservation présente un intérêt pour l’art, l’histoire ou la civilisation du Maroc peuvent faire l’objet d’une inscription ou d’un classement». Soit. Mais que signifie un objet qui présente un intérêt pour l’art ?, s’interroge à bon escient Mohamed Mammar, de la Direction du patrimoine culturel. «Il faudrait donc compléter cette définition par des critères supplémentaires tels que celui de l’ancienneté. Une ancienneté supérieure à 50 ans, par exemple, devrait être retenue pour distinguer les objets protégés de ceux autorisés à l’exportation».

Rien n’est plus indiqué que le classement pour empêcher les biens culturels de s’évader, soutient Mohamed Mammar. Or, aucun objet mobilier, observe-t-il, n’a fait, jusqu’ici, l’objet d’un classement de la part du ministère de la Culture, pour l’inconcevable raison qu’il n’est pas du ressort de ce dernier, mais d’autres administrations, publiques ou privées. «Ce système de classement présente l’avantage de protéger les objets classés en subordonnant leur exportation à une autorisation spéciale (art. 44 de la loi 22-80) et en accordant à l’Etat un droit de préemption sur ces objets».

N’étant pas classés, les biens culturels peuvent donc s’envoler en toute quiétude. Ce ne sont pas les douaniers qui les retiendront. On jette souvent la pierre à ces derniers, maix eux se barricadent derrière des arguments massue. L’un d’eux nous dit : «Nous traitons les biens culturels comme n’importe quel produit d’exportation. D’ailleurs, comment savoir si tel ou tel objet est interdit à l’exportation ? Nous n’avons aucune formation dans ce sens. Même les plus avertis d’entre nous poussent rarement le zèle jusqu’à demander à examiner un objet. Car ils sont conscients du risque qu’ils encourent au cas où l’objet en question ne s’avère pas un bien culturel. Cela s’est vu, c’est leur emploi qu’ils mettent en péril». Conclusion : une loi censée protéger les biens culturels pâtissant de criantes insuffisances ; des douaniers non formés ni informés ; une opinion publique non sensibilisée ; le trafic illicite a de beaux jours devant lui. D’autant que même pris la main dans le sac, les trafiquants ne risquent qu’une simple amende, alors qu’en Egypte, par exemple, ils sont passibles de travaux forcés. Un comble !

Et-Tayeb houdaïfa
Source: La Vie Eco

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