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Fikra #51 : Le salafisme, une réappropriation individuelle de la religiosité ?

Forme radicale de l’engagement religieux, le salafisme est vécu par une partie des jeunes, notamment des femmes, comme l'appropriation d'une vision individualisée de la religion, en dehors des groupes structurés et des institutions. Cette perception aux dimensions sociale, psychologique et culturelle a fait l’objet d’une thèse doctorale de Mohamed Outahar.

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Photo d'illustration / DR.
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Que dit le processus de radicalisation non violente par le biais du salafisme sur la perception des jeunes, et notamment des femmes, de la religion ? C’est à cette vaste question que s’intéresse la thèse soutenue en février dernier par Mohamed Outahar, docteur en sociologie de la religion à l’Université Hassan II de Casablanca.

Un des axes de cette recherche a inspiré son auteur, dans le cadre du numéro 2 de la revue Afrique(s) en mouvement, publiée en avril dernier par l’Université internationale de Rabat (UIR). Intitulé «Salafisme et processus de radicalisation non violente au féminin dans le contexte marocain», cet article scientifique analyse en effet la notion de libre arbitre et de l’absence de l’organisation dans le processus d’adhésion salafiste, où se dégagent trois traits majeurs. Il s’agit de «la simplicité, la littéralité et la radicalité».

Un engagement motivé par des trajectoires psycho-sociales

A travers ses recherches et ses multiples entretiens avec des jeunes et des femmes, Mohamed Outahar explique en effet que l’adhésion au salafisme peut être motivée par la simplicité des notions rattachées à cette mouvance, consistant en «un ensemble de règles strictes à suivre scrupuleusement ; des règles simples, précises et qui ne souffrent d’aucune interprétation ; des actions rigoureuses libérées de la confusion, de l’embarras du choix et de la multiplicité de sens».

«Sa littéralité se manifeste en termes de vision strictement conforme au texte religieux sans contextualisation historique ; compréhension figée et non située des faits historiques ; application des prescriptions religieuses telles qu’elles sont inscrites dans le Coran et la Sunna», analyse le chercheur.

Quant à sa radicalité, elle «se traduit par une conception totalitaire en ce sens qu’elle vise à organiser tous les aspects de la vie sociale ; un ensemble d’actions décisives n’admettant pas d’exception ou d’atténuation ; un changement comportemental à caractère impératif à tous les niveaux (économique, culturel, politique, personnel et relationnel)».

Mais ces caractéristiques «n’ont de sens que par rapport à la vie précédente de la personne salafiste», souligne Mohamed Outahar auprès de Yabiladi. «Chez tous les salafistes rencontrés et notamment les femmes, il y a eu une prédisposition à l’engagement religieux, d’abord par la présence d’un sens commun», souligne-t-il.

«Dans une première phase, cet engagement est lié à des accidents biographiques que l’on retrouve dans la majeure partie des trajectoires d’évolution de la religiosité : un échec personnel, un décès marquant, une séparation, un éloignement difficile à vivre, un divorce, etc. Il s’agit d’un échec qui neutralise l’individu et qui réactive le sens commun de la religion», indique le chercheur. Vient alors une deuxième phase d’évolution, qui trace la trajectoire vers le salafisme et qui est «considérée par ses adeptes comme le sommet de l’engagement religieux».

Il existe cela dit deux types de salafisme que Mohamed Outahar différencie, dans sa contribution. Celui d’adeptes «autonomes à priori» et d’autres «autonomes à posteriori». Ainsi, les premiers ont vécu dans une certaines autonomie avant leur engagement religieux, ce dernier s’étant greffé à leur mode de vie pour leur permettre de «mieux s’affirmer en tant que personne au sein de la société».

«Le deuxième groupe a pu acquérir son autonomie et son indépendance par le biais du salafisme, qui revêt ainsi un double aspect : c’est à la fois une revendication et une expression de l’autonomie», analyse le chercheur auprès de Yabiladi.

Une forme autonome de la religiosité

La particularité de l’engagement des femmes dans les milieux salafistes, selon Mohamed Outahar, est que «la plupart font partie des salafistes autonomes à posteriori». En d’autres termes, «c’est à travers leur religiosité qu’elles acquièrent leur autonomie, affirment leur existence au sein de la société, de leur environnement familial et leur entourage proche», nous explique-t-il. «La réaction de l’autre face à ces changements, qu’elle soit positive ou négative, est considérée comme une forme de reconnaissance».

«Cet aspect revient de manière récurrente, affirmant le rapport dialectique entre les dimensions sociale, psychologique et relationnelle qui constituent la religiosité salafiste, souvent réduite à un prisme idéologique et sécuritaire. Ainsi, plusieurs jeunes femmes disent s’être senties ‘mieux exister’ aux yeux de leur entourage proche. Elles disent aussi avoir acquis des arguments religieux pour débattre – parfois pour la première fois – avec leurs familles.»

Mohamed Outahar

A travers ce parcours, l’engagement cesse ainsi d’être collectif avec l’expression d’un rejet d’appartenir à une structure politique ou religieuse établie, analyse Mohamed Outahar. S'engager de la sorte, pour les salafistes, c’est «répondre de soi et non pas se fondre dans un collectif identifiable à une cause».

«J’ai commencé ces recherches à partir d’un constat dans mon environnement universitaire, se souvient le chercheur. Pendant que j’étais enseignant vacataire à la faculté d’Aïn Chock à partir de 2013, j’ai remarqué dans les filières d’études islamiques une forte présence salafiste chez les étudiants comme les étudiantes.»

Dans ce sens, Mohamed Outahar souligne que «tous les étudiants salafistes dans les facultés ne font en effet pas partie de structures et d’associations estudiantines : ils préconisent une réappropriation individuelle, à travers des prédicateurs mais qui n’ont pas d’autorité sur eux». Parmi les défenseurs de cette vision, «certains ont même fait partie des étudiants affiliés au Mouvement unicité et réforme (MUR) et ou encore Al Adl Wal Ihsane, mais ils ont quitté ces groupes lorsqu’ils ont adopté la doctrine salafiste», souligne-t-il.

«Cela nous dit qu’une bonne partie des jeunes en quête d’une certaine reconnaissance trouvent dans cette forme de religiosité une expression de ce qu’ils veulent devenir», déduit le chercheur. C’est là où cette mouvance rattachée à une dimension sécuritaire est considéré par les salafistes comme «une mise à l’épreuve divine de leur foi».

«A travers l’analyse du discours salafiste que j’ai pu faire, il ressort d’ailleurs que la stratégie des prédicateurs est de se baser sur cette notion, dans le cadre d’un mécanisme de défense inscrit dans la logique d’un discours de minorités, basé donc sur la victimisation renforcée par des références religieuses coraniques et de la sunna.»

Mohamed Outahar

Un passage de la religiosité individuelle à l’extrémisme violent

Par ailleurs, il existe des paramètres expliquant le passage d’une religiosité salafiste à un engagement salafiste d’action, par le biais de groupes armés. Mohamed Outahar l’analyse en évoquant «la faible densité des liens sociaux réels, ce qui accélère le passage à rejoindre une communauté virtuelle dans un premier temps», qui constitue par la suite une voie vers le recrutement pour des groupes terroristes par le biais des réseaux sociaux.

Ce revirement, selon les chercheur, est aussi lié au «faible degré de la maîtrise du savoir religieux, apparent chez nombre de salafistes ayant rejoint par exemple des groupes comme Daech et qui ont un savoir très limité dans l’analyse des supports religieux».

Mohamed Outahar estime d’ailleurs que «cette tendance est plus accrue en Occident que dans le monde musulman». «D’abord parce que beaucoup d’Etats occidentaux sont constitutionnellement laïcs – plus la présence de la religion est limitée dans la sphère publique, plus on remarque le développement accru de tendances religieuses au niveau individuel et vice versa», note encore le chercheur.

«Dans des pays dits musulmans, plus la société ou les lois exercent des pressions à travers des injonctions à caractère religieux, plus les individus cherchent à défendre une intimité et une partie de leur vie où la présence de la religion, parfois perçue comme totalitaire, est complètement annulée», souligne-t-il encore. «Même certains salafistes reconnaissent parfois que dans leur sphère privée, ils ne prient pas, que leurs familles sont libérales, ce qui reste aussi un volet intéressant à analyser», conclut Mohamed Outahar.

La revue

«Afrique(s) en Mouvement» est une revue scientifique éditée par l’Université internationale de Rabat (UIR), avec le soutien de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) à travers le Laboratoire mixte international (LMI) Movida.

Cette revue est portée par les chaires de l’UIR «Migrations, Mobilités, Cosmopolitisme» et «Cultures, sociétés et faits religieux». Elle met en exergue les évolutions sociales, culturelles et économiques en Afrique, à travers les mobilités humaines, des savoirs, des biens et des services.

L’auteur

Mohamed Outahar est titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université Hassan II de Casablanca, après avoir eu son master en études de genre et, plus tôt, sa licence en philosophie.

Ses recherches portent sur les représentations et les usages de la religion dans les contextes musulmans. Plus précisément, son travail s’intéresse aux différentes forces sociales, culturelles et psychologiques qui contribuent à la construction de l’identité religieuse selon la perspective Genre et celle des Masculinités.

Mohamed Outahar a reçu la bourse «Karen and Garland Dever Endowed Fellowship» à l’Université de Kentucky aux Etats-Unis (2019), où il a occupé le poste d’enseignant assistant de la culture et la civilisation en concevant et en enseignant un cours intitulé «Comprendre le Maroc dans sa complexité : Religion, Culture et Littérature sous le prisme du Genre».

Il a remporté le deuxième prix «Islam et Occident : peur réciproque» : compétition de la Jeunesse arabe pour les recherches et les études religieuses (Fondation Mouminoun Without Borders, 2016).