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Au Maroc, le coronavirus est trop souvent associé au stigmate du pauvre indiscipliné [Edito]

Une fois le vernis de solidarité inter-classe en début de crise sanitaire a séché, les relents de stigmatisation du pauvre comme vecteur de maladies de par son indiscipline sont remontés à la surface. Plongée dans un climat social pestilentiel.

Publié
Photo d'illustration. / DR
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La société marocaine est profondément ancrée dans l’inégalité. Malgré une modernisation à marche forcée ces vingt dernières années, les privilèges parfois hérités du vieux système féodal, ont été préservés et défendus souvent de manière plus acharnée que nos monuments et nos traditions populaires.

Tout ce qui vient de ces classes populaires est d’ailleurs suspect, vilipendé, qu’on appelle à punir. Le «on», c’est une partie de l’élite et celles et ceux qui pensent en faire partie. A la fois le bourgeois de père en fils assis sur une confortable rente, le cadre qui a réussi à prendre l’ascenseur social grâce à de longues études, ou parfois même le chauffeur de taxi qui vocifère contre «l3roubya», mot qui dans sa bouche d’enfant de Casablanca prend la connotation de «bouseux».

Ce magma informe de «sachant» est dirigé par une élite politique tout aussi méprisante vis-à-vis des petites gens auxquelles il ne faut pas accorder trop de droits, et qu’il convient parfois de rééduquer. «Les Marocains qui ont été mal éduqués, il faut refaire leur éducation», s’emportait le milliardaire Aziz Akhannouch, également patron du RNI et ministre de l’Agriculture et de la pêche. Depuis le temps que les privilégiés répètent à tue-tête ce constat lapidaire, on aurait aimé qu’ils emploient leur pouvoir de décision pour redonner à l’éducation nationale la capacité d'éduquer. Ils ont préféré se persuader que la bêtise, l’illettrisme, la saleté, les maladies sont des stigmates réservés aux classes sociales inférieures.

L’épidémie pour les pauvres

Dès le début de la pandémie du nouveau coronavirus, ce reproche était présent. Comme si le virus collait à la pauvreté ou distinguait en fonction de la couleur de la CB. Le patient 0 a tout de suite été désigné comme Marocain résidant en Italie (vu comme le 3roubi parti à l’étranger) alors même que c’est un Marocain revenant d’un séjour touristique en Italie. Les décès tragiques de grandes figures du patronat marocain ont quelque peu fissuré l’assurance des plus riches dans la force de l’argent pour se protéger du SARS-CoV-2. On ne sait dès lors si la solidarité affichée par certains privilégiés envers les classes populaires était sincère ou juste une bavette sociale, par crainte d’une propagation incontrôlable.

Très vite pourtant, les jugements définitifs sur l’impossible respect des mesures barrières par la population «mal éduquée» sont devenus tendance sur les réseaux sociaux. Une vidéo d’une foule de commerçants dans un marché aux poissons, une photo de personnes amassées dans une rue commerçante d’un quartier populaire, ou plus récemment, la photo panoramique d’un marché au bétail à l’approche de l’Aïd al-Adha. Des cris d’orfraie face à l’irresponsabilité des pauvres amassés dans un souk en plein air. Certains n’ont pas hésité à lier la récente poussée d’infection et la décision d’interdiction de déplacement pour huit villes au comportement de ces centaines d’éleveurs et acheteurs de moutons.

Montre-moi ta CB, je te dirai si tu es infecté !

Aveuglés par leurs préjugés de classe, les juges-infectiologues autoproclamés ont juste oublié le temps d’incubation du virus. Ils sont surtout passés très vite sur la réalité factuelle des récents foyers d’infections, qui sont majoritairement, massivement même, l’œuvre des unités industrielles structurées. Evidemment, il n’y a pas de photos ou de vidéos qui ont circulé sur l’intérieur des usines de fraises à Lalla Mimouna, de poissons à Safi ou Laâyoune, ou les autres entreprises à Tanger, Casablanca ou Berrechid. Pourtant, des études scientifiques existent, démontrant que les usines de par le manque d’aération, l’espace confiné, et parfois la basse température pour le secteur agroalimentaire, sont des foyers potentiels de super propagation, même en respectant le port de la bavette.

Mais non, c’est l’éleveur de mouton dans un souk qui constitue le danger. Quand on a choisi un bouc émissaire, l’affaire est entendue. Même quand des vidéos montrent un caïd sermonant les propriétaires de restaurants chics avec des centaines de personnes attablées à l’intérieur, sans aucun respect des gestes barrières. Entre riches en espace confiné, il serait donc moins risqué d’être contaminé qu’entre pauvres en plein air. Puisque le vaccin se fait attendre, pourquoi ne pas redonner du crédit à la théorie antivirale de la CB !

Au-delà de la perpétuation de la stigmatisation des pauvres, ce comportement validé par les ministères de l’Intérieur et de la Santé, qui ont adopté un ton infantilisant pour s'adresser aux citoyens, constitue le plus grand danger sanitaire. C’est ainsi que nous avons tous concentré notre attention sur les photos de souks ou des quartiers populaires, perdant de vue les grandes entreprises où se rencontraient chaque jour des centaines d’employés en milieu clos. Combattre nos propres préjugés constitue aussi un geste barrière. Car si la société marocaine se complait dans la perpétuation des inégalités, le virus SARS-COV-2 a un doctorat en marxisme-léninisme.

article_updated 28/07/2020 a las 22h56