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11 février 2004 11:56
Un jour d'octobre, l'année dernière, une manifestation ratée devant l'usine
automobile de PSA à Poissy (Yvelines). Ce jour-là, 500 intérimaires sont
mis à la porte, la CGT a tenté de les mobiliser : trois jeunes sont venus.
Parmi les militants CGT présents, un petit homme rond contemple le
spectacle d'un oeil triste. Driss Lafdil a 54 ans. Immigré marocain,
ouvrier à Poissy depuis 1969, il peste de voir ces intérimaires valser
docilement au gré des cycles de production. Il avoue aussi, en père de
l'immigration française, son amertume de voir que la plupart de ces
précaires sont des enfants d'immigrés. «Leur échec scolaire a été fabriqué.
Pendant des années, les patrons ont utilisé leurs parents, main-d'oeuvre
quasiment gratuite, jamais malade. Aujourd'hui, ce sont leurs enfants
qu'ils utilisent.» Un raccourci, d'une génération l'autre, comme un échec.


«Je voulais voir un 1er Mai en France»


Il y a vingt ans, la même usine de Poissy, alors Talbot (1), était le
théâtre d'un des épisodes majeurs de l'histoire de l'immigration française.
Entre juin 1982 et janvier 1984, plusieurs centaines d'ouvriers immigrés de
la première génération, soutenus par la CGT, levaient la voix pour réclamer
le respect. Driss en était : «C'était le 2 juin 1982. Les gens ont quitté
leur poste. Ce n'était pas une grève, parce qu'une grève, c'est pour les
salaires, des revendications. Non, c'était une révolte. Un accrochage pour
la liberté et la dignité.» Ces mots étaient dans l'air du temps. Trois
semaines avant Poissy, les immigrés de l'usine d'Aulnay-sous-Bois
(Seine-Saint-Denis) s'étaient lancés, eux aussi, dans le «printemps de la
dignité». C'était l'époque de la marche des beurs. Le regroupement familial
et les enfants nés en France invitaient à s'imaginer un avenir dans le
pays. L'arrivée de la gauche permettait de croire qu'il serait plus décent
que les années passées à courber l'échine. Poissy connut un an et demi
d'effervescence.


Et puis la crise est arrivée. La France, qui se rêvait généreuse, n'a su
que faire de ses travailleurs immigrés. Fin 1983, le gouvernement autorise
1 905 licenciements à Poissy. Une majorité d'immigrés. A ceux qui
commençaient à s'inventer un avenir français, la gauche répond licenciement
avec, au titre de l'aide au retour, quelques dizaines de milliers de
francs. Certains ont protesté. Driss en était, encore. Le 5 janvier 1984,
après trois jours d'affrontements ­ une des dernières grandes bagarres dans
une usine française ; 55 blessés le dernier jour ­, les grévistes de Poissy
sortent de l'usine sous les huées de centaines de salariés : «Les Arabes au
four, les Noirs à la Seine, nous voulons travailler.» C'est la dernière
apparition des immigrés de la première génération sur la scène médiatique.
Le 6 janvier 1984, Libération écrit : «Le fossé entre immigrés et Français
n'a jamais été aussi grand.»


Vingt ans après, au moment du débat sur le voile, de la radicalisation
supposée d'une partie de la jeunesse maghrébine française, nous avons
demandé à Driss de raconter ses combats perdus, sa vie de père de
l'immigration, son rapport à la France. Ce pays qu'il n'a pu faire sien.


Driss donne rendez-vous devant la gare de Sartrouville, banlieue de Paris
où il vit depuis trente ans. Il nous propose de discuter dans sa
camionnette, désigne la place du passager et se gare dans un parking en
précisant qu'il changera de place après un quart d'heure pour éviter une
contravention (ce qu'il oubliera de faire). Il laisse le moteur tourner et
le ronronnement sourd devient la toile de fond du récit de sa vie.


Driss est venu en 1969 de Meknès, où ses parents, morts aujourd'hui,
étaient commerçants en fruits et légumes. «Du Maroc, j'avais suivi Mai 1968
en France. J'étais content d'aller dans ce pays. C'était la liberté
d'expression. Je voulais voir un 1er Mai en France, les manifestations.» Il
y est allé. «Je me rappelle la foule, des slogans contre la guerre au
Vietnam, le temps de travail.» Driss est rentré à Poissy, un parmi des
milliers. «J'ai d'abord été à la cité des Italiens (un des foyers
d'immigrés, ndlr) ; aujourd'hui, c'est le B7, là où les robots soudent. Les
arrivants restaient là les six premiers mois. C'était des chambres de six
divisées par des contreplaqués. Comme un internat. Pas une prison, mais
quand même. La direction faisait venir deux camions, de pain, légumes et
viande, à la sortie de l'usine. Je sais pas si c'est vraiment eux qui les
faisaient venir, mais, bon, ils les autorisaient. Ça les arrangeait, on ne
sortait pas. Le soir, dans la semaine, on devait rentrer à 20 heures ; le
samedi, c'était plus tard. On allait à Paris. Faire la fête. C'était
toujours avec les immigrés. Jamais les Français. Il y avait cette division
plantée dans l'usine. Un grillage séparait les Nord-Africains, comme on
disait alors, des citoyens français.»


«En 1973, j'ai pris la carte de la CGT. En clandestin»


Dans le flot d'immigrés, Driss était une exception. Parce qu'il avait fait
des études et que Talbot préférait les analphabètes. La direction du groupe
recrutait des Marocains ­ les Algériens étaient censés être moins dociles
­, de préférence de la région d'Agadir, où la population était surtout
paysanne. «Moi, j'avais une culture politique. Je me rappelle que, dans
chaque bâtiment, il y avait un délégué CFT (Confédération française du
travail, ndlr) installé pour nous surveiller. Il avait les clés de nos
placards. Une fois, j'avais pris dans le métro des tracts de la CGT. Et je
les avais cachés. C'était un dimanche, à Saint-Lazare, en 1972. Le mardi,
j'étais convoqué à la direction. Tu as un tract ? Oui j'ai dit. C'est
interdit. Qui te l'a donné ? Je savais bien qui me l'avait donné, il
travaillait chez Renault. On avait discuté parce que cela l'avait étonné
qu'un jeune immigré prenne un tract. La direction m'a dit que ce serait la
dernière fois. En 1973, j'ai pris la carte de la CGT. En clandestin.»


«Ils ont dit: c'est pas grave, virez les immigrés, ils votent pas»


Driss fut un des trois premiers immigrés cégétiste à défier le système
postcolonial de la CFT (devenue par la suite Confédération des syndicats
libres, CSL), syndicat maison qui fliquait les ouvriers et tabassait les
agitateurs. Le racisme de cette usine, une note, rédigée au moment où les
immigrés commençaient à protester, permet de le mesurer. On y lit que
l'engagement des Noirs africains dans le conflit «s'explique par un orgueil
naturel et naïf les incitant à défendre une liberté que nul n'a jamais
songé à leur enlever et dont ils ne possèdent pas le mode d'emploi ». (2)
«Dans l'encadrement, dit Driss, il y avait beaucoup de pieds-noirs. Ils
nous parlaient comme à des chiens. Ils nous attendaient à la sortie. Ils
disaient : ratons, bougnoules. La politique, c'est pas pour les Arabes. Une
fois, deux nervis de la CFT m'ont cassé une bouteille sur la tête (il
incline la tête, écarte deux mèches de cheveux et dénude une cicatrice
luisante). Ils l'ont fait devant tout le monde, exprès, pour intimider les
autres.»


Cette terreur avait aussi une face marocaine. Le Maroc traquait les
agitateurs potentiels jusque de l'autre côté de la Méditerranée. Le
consulat avait ses antennes à Poissy. «En 1978, en rentrant au pays pour
les vacances, sur le bateau, j'ai été appelé par la police à bord. A
Tanger, on m'a bandé les yeux et conduit jusqu'à Rabat. Là, ils m'ont mis
sur un lit, menotté. Pendant quatre jours, ils sont venus toutes les deux
heures. Ils me disaient : tu es révolutionnaire. J'ai dit : je suis
militant de la CGT. Ils m'ont frappé. Ils m'ont frappé dans la tête (il
pleure). Ma famille ne sait pas ce que j'ai vécu. Ma femme a prévenu, et l'
Humanité a écrit à Paris que j'avais été arrêté. J'ai fini par partir. Je
me souviens que je n'arrivai plus à marcher. »


Driss se rappelle de l'élection de 1981 comme d'une promesse. « Pour les
immigrés, l'arrivée de la gauche a été une grande victoire. Il y a eu le
droit de s'exprimer. Une fenêtre d'air qui s'ouvre. » Durant cette période,
la CGT voit les salariés immigrés affluer par milliers. Le syndicat met en
place des cours d'alphabétisation. La grève de 1982 débouche sur des
mesures en faveur des salariés immigrés. Puis vinrent les licenciements.
«On croyait qu'il y avait un espoir. Ils ont dit : c'est pas grave, virez
les immigrés, ils votent pas. Ces gens-là, on en a besoin pour le travail.
Après, on les jette.» Driss se souvient de la saillie du Premier ministre
Pierre Mauroy, en visite au Maroc, dénonçant des grévistes manipulés par
les islamistes. «Moi, je ne faisais pas de prières ; mes copains, oui. Mais
intégristes, on ne savait pas à cette époque ce que cela voulait dire. Ils
ont donné beaucoup d'importance à ce mot. » Puis Driss se rappelle de
«l'arrivée du FN» et, avec lui, la nouvelle stigmatisation des immigrés.
Les pères sont retombés dans le silence. « Leur vie, ç'a été boulot, dodo.
Ils ont toujours ignoré leurs droits. Pendant les vacances, ils ramassent
leurs valises et prennent le train. »


Que reste-t-il de cette époque ? Les effectifs ont fondu. Poissy est
toujours une des usines françaises qui emploie le plus d'immigrés ou
d'enfants d'immigrés. Il reste les salles de prière obtenues après les
grèves de 1982. Et un lien qui ne s'est jamais rompu entre les immigrés et
la CGT, qui fut un des rares supports de leur intégration. A Poissy, «la
CGT, c'est le syndicat des Arabes», entend-on aujourd'hui. En 2002, pour la
première fois, c'est un salarié issu de l'immigration qui a été élu à la
tête de l'organisation. Il a 35 ans, s'appelle Farid Borsali et, quand il
dit «nous», il parle des salariés, immigrés et non immigrés mêlés.


Driss a pris la nationalité française au milieu des années 80, au moment où
chacun de ses retours au Maroc lui était devenu insupportable. Il en dit :
«Cela ne sert à rien.» On lui suggère que cela lui permet de voter. «Oui,
on vote. Oui, moi, je vote. Je vote à gauche. La vraie gauche. Le vrai
rouge. Mais, pour le reste, la nationalité ne change rien. Non, vraiment.»


«Ma vie en France m'a déçu»


Dans quelques années, Driss partira à la retraite. Il finira sa vie à
moitié en France et à moitié au Maroc. A égale distance des souffrances
qu'il a vécues des deux côtés. Terre grise de l'identité. C'est cela qu'il
laisse en héritage à ses quatre enfants, entre 21 et 28 ans, tous
bacheliers (l'un est comptable ; un autre, technicien de laboratoire, mais
il en parle peu). Cela, et la certitude qu'ils auront à leur tour à mener
en France le combat que sa propre génération a perdu. A travers la vitre de
sa portière, il suit des yeux le trottoir : « Vous voyez, tous les jours je
prends ce chemin pour prendre le RER. Il y a des jeunes maghrébins qui
passent. Ils sont étudiants. Les policiers les connaissent, les policiers
les arrêtent. C'est pour cela que ma vie en France m'a déçu. Nous et nos
enfants restons immigrés partout. »


(1) L'usine, ex-Simca, devient Talbot en 1979. A partir de 1985, elle
produit des 309 Peugeot pour PSA, propriétaire depuis 1975. Elle assemble
aujourd'hui des 206.


(2) in les Sept Vies de Poissy, de Jean-Louis Loubet et Nicolas Hatzfeld
(Editions techniques pour l'automobile et l'industrie).

QUI PARLE SèME,QUI ECOUTE RéCOLTE Qui veut faire quelque chose trouve un moyen.-Qui ne veut rien faire trouve une excuse
k
11 février 2004 13:25
Tu n'oublieras jamais d'ou tu viens ; ils n'oublieront jamais d'ou tu viens
 
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