Un jour d'octobre, l'année dernière, une manifestation ratée devant l'usine automobile de PSA à Poissy (Yvelines). Ce jour-là, 500 intérimaires sont mis à la porte, la CGT a tenté de les mobiliser : trois jeunes sont venus. Parmi les militants CGT présents, un petit homme rond contemple le spectacle d'un oeil triste. Driss Lafdil a 54 ans. Immigré marocain, ouvrier à Poissy depuis 1969, il peste de voir ces intérimaires valser docilement au gré des cycles de production. Il avoue aussi, en père de l'immigration française, son amertume de voir que la plupart de ces précaires sont des enfants d'immigrés. «Leur échec scolaire a été fabriqué. Pendant des années, les patrons ont utilisé leurs parents, main-d'oeuvre quasiment gratuite, jamais malade. Aujourd'hui, ce sont leurs enfants qu'ils utilisent.» Un raccourci, d'une génération l'autre, comme un échec.
«Je voulais voir un 1er Mai en France»
Il y a vingt ans, la même usine de Poissy, alors Talbot (1), était le théâtre d'un des épisodes majeurs de l'histoire de l'immigration française. Entre juin 1982 et janvier 1984, plusieurs centaines d'ouvriers immigrés de la première génération, soutenus par la CGT, levaient la voix pour réclamer le respect. Driss en était : «C'était le 2 juin 1982. Les gens ont quitté leur poste. Ce n'était pas une grève, parce qu'une grève, c'est pour les salaires, des revendications. Non, c'était une révolte. Un accrochage pour la liberté et la dignité.» Ces mots étaient dans l'air du temps. Trois semaines avant Poissy, les immigrés de l'usine d'Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) s'étaient lancés, eux aussi, dans le «printemps de la dignité». C'était l'époque de la marche des beurs. Le regroupement familial et les enfants nés en France invitaient à s'imaginer un avenir dans le pays. L'arrivée de la gauche permettait de croire qu'il serait plus décent que les années passées à courber l'échine. Poissy connut un an et demi d'effervescence.
Et puis la crise est arrivée. La France, qui se rêvait généreuse, n'a su que faire de ses travailleurs immigrés. Fin 1983, le gouvernement autorise 1 905 licenciements à Poissy. Une majorité d'immigrés. A ceux qui commençaient à s'inventer un avenir français, la gauche répond licenciement avec, au titre de l'aide au retour, quelques dizaines de milliers de francs. Certains ont protesté. Driss en était, encore. Le 5 janvier 1984, après trois jours d'affrontements une des dernières grandes bagarres dans une usine française ; 55 blessés le dernier jour , les grévistes de Poissy sortent de l'usine sous les huées de centaines de salariés : «Les Arabes au four, les Noirs à la Seine, nous voulons travailler.» C'est la dernière apparition des immigrés de la première génération sur la scène médiatique. Le 6 janvier 1984, Libération écrit : «Le fossé entre immigrés et Français n'a jamais été aussi grand.»
Vingt ans après, au moment du débat sur le voile, de la radicalisation supposée d'une partie de la jeunesse maghrébine française, nous avons demandé à Driss de raconter ses combats perdus, sa vie de père de l'immigration, son rapport à la France. Ce pays qu'il n'a pu faire sien.
Driss donne rendez-vous devant la gare de Sartrouville, banlieue de Paris où il vit depuis trente ans. Il nous propose de discuter dans sa camionnette, désigne la place du passager et se gare dans un parking en précisant qu'il changera de place après un quart d'heure pour éviter une contravention (ce qu'il oubliera de faire). Il laisse le moteur tourner et le ronronnement sourd devient la toile de fond du récit de sa vie.
Driss est venu en 1969 de Meknès, où ses parents, morts aujourd'hui, étaient commerçants en fruits et légumes. «Du Maroc, j'avais suivi Mai 1968 en France. J'étais content d'aller dans ce pays. C'était la liberté d'expression. Je voulais voir un 1er Mai en France, les manifestations.» Il y est allé. «Je me rappelle la foule, des slogans contre la guerre au Vietnam, le temps de travail.» Driss est rentré à Poissy, un parmi des milliers. «J'ai d'abord été à la cité des Italiens (un des foyers d'immigrés, ndlr) ; aujourd'hui, c'est le B7, là où les robots soudent. Les arrivants restaient là les six premiers mois. C'était des chambres de six divisées par des contreplaqués. Comme un internat. Pas une prison, mais quand même. La direction faisait venir deux camions, de pain, légumes et viande, à la sortie de l'usine. Je sais pas si c'est vraiment eux qui les faisaient venir, mais, bon, ils les autorisaient. Ça les arrangeait, on ne sortait pas. Le soir, dans la semaine, on devait rentrer à 20 heures ; le samedi, c'était plus tard. On allait à Paris. Faire la fête. C'était toujours avec les immigrés. Jamais les Français. Il y avait cette division plantée dans l'usine. Un grillage séparait les Nord-Africains, comme on disait alors, des citoyens français.»
«En 1973, j'ai pris la carte de la CGT. En clandestin»
Dans le flot d'immigrés, Driss était une exception. Parce qu'il avait fait des études et que Talbot préférait les analphabètes. La direction du groupe recrutait des Marocains les Algériens étaient censés être moins dociles , de préférence de la région d'Agadir, où la population était surtout paysanne. «Moi, j'avais une culture politique. Je me rappelle que, dans chaque bâtiment, il y avait un délégué CFT (Confédération française du travail, ndlr) installé pour nous surveiller. Il avait les clés de nos placards. Une fois, j'avais pris dans le métro des tracts de la CGT. Et je les avais cachés. C'était un dimanche, à Saint-Lazare, en 1972. Le mardi, j'étais convoqué à la direction. Tu as un tract ? Oui j'ai dit. C'est interdit. Qui te l'a donné ? Je savais bien qui me l'avait donné, il travaillait chez Renault. On avait discuté parce que cela l'avait étonné qu'un jeune immigré prenne un tract. La direction m'a dit que ce serait la dernière fois. En 1973, j'ai pris la carte de la CGT. En clandestin.»
«Ils ont dit: c'est pas grave, virez les immigrés, ils votent pas»
Driss fut un des trois premiers immigrés cégétiste à défier le système postcolonial de la CFT (devenue par la suite Confédération des syndicats libres, CSL), syndicat maison qui fliquait les ouvriers et tabassait les agitateurs. Le racisme de cette usine, une note, rédigée au moment où les immigrés commençaient à protester, permet de le mesurer. On y lit que l'engagement des Noirs africains dans le conflit «s'explique par un orgueil naturel et naïf les incitant à défendre une liberté que nul n'a jamais songé à leur enlever et dont ils ne possèdent pas le mode d'emploi ». (2) «Dans l'encadrement, dit Driss, il y avait beaucoup de pieds-noirs. Ils nous parlaient comme à des chiens. Ils nous attendaient à la sortie. Ils disaient : ratons, bougnoules. La politique, c'est pas pour les Arabes. Une fois, deux nervis de la CFT m'ont cassé une bouteille sur la tête (il incline la tête, écarte deux mèches de cheveux et dénude une cicatrice luisante). Ils l'ont fait devant tout le monde, exprès, pour intimider les autres.»
Cette terreur avait aussi une face marocaine. Le Maroc traquait les agitateurs potentiels jusque de l'autre côté de la Méditerranée. Le consulat avait ses antennes à Poissy. «En 1978, en rentrant au pays pour les vacances, sur le bateau, j'ai été appelé par la police à bord. A Tanger, on m'a bandé les yeux et conduit jusqu'à Rabat. Là, ils m'ont mis sur un lit, menotté. Pendant quatre jours, ils sont venus toutes les deux heures. Ils me disaient : tu es révolutionnaire. J'ai dit : je suis militant de la CGT. Ils m'ont frappé. Ils m'ont frappé dans la tête (il pleure). Ma famille ne sait pas ce que j'ai vécu. Ma femme a prévenu, et l' Humanité a écrit à Paris que j'avais été arrêté. J'ai fini par partir. Je me souviens que je n'arrivai plus à marcher. »
Driss se rappelle de l'élection de 1981 comme d'une promesse. « Pour les immigrés, l'arrivée de la gauche a été une grande victoire. Il y a eu le droit de s'exprimer. Une fenêtre d'air qui s'ouvre. » Durant cette période, la CGT voit les salariés immigrés affluer par milliers. Le syndicat met en place des cours d'alphabétisation. La grève de 1982 débouche sur des mesures en faveur des salariés immigrés. Puis vinrent les licenciements. «On croyait qu'il y avait un espoir. Ils ont dit : c'est pas grave, virez les immigrés, ils votent pas. Ces gens-là, on en a besoin pour le travail. Après, on les jette.» Driss se souvient de la saillie du Premier ministre Pierre Mauroy, en visite au Maroc, dénonçant des grévistes manipulés par les islamistes. «Moi, je ne faisais pas de prières ; mes copains, oui. Mais intégristes, on ne savait pas à cette époque ce que cela voulait dire. Ils ont donné beaucoup d'importance à ce mot. » Puis Driss se rappelle de «l'arrivée du FN» et, avec lui, la nouvelle stigmatisation des immigrés. Les pères sont retombés dans le silence. « Leur vie, ç'a été boulot, dodo. Ils ont toujours ignoré leurs droits. Pendant les vacances, ils ramassent leurs valises et prennent le train. »
Que reste-t-il de cette époque ? Les effectifs ont fondu. Poissy est toujours une des usines françaises qui emploie le plus d'immigrés ou d'enfants d'immigrés. Il reste les salles de prière obtenues après les grèves de 1982. Et un lien qui ne s'est jamais rompu entre les immigrés et la CGT, qui fut un des rares supports de leur intégration. A Poissy, «la CGT, c'est le syndicat des Arabes», entend-on aujourd'hui. En 2002, pour la première fois, c'est un salarié issu de l'immigration qui a été élu à la tête de l'organisation. Il a 35 ans, s'appelle Farid Borsali et, quand il dit «nous», il parle des salariés, immigrés et non immigrés mêlés.
Driss a pris la nationalité française au milieu des années 80, au moment où chacun de ses retours au Maroc lui était devenu insupportable. Il en dit : «Cela ne sert à rien.» On lui suggère que cela lui permet de voter. «Oui, on vote. Oui, moi, je vote. Je vote à gauche. La vraie gauche. Le vrai rouge. Mais, pour le reste, la nationalité ne change rien. Non, vraiment.»
«Ma vie en France m'a déçu»
Dans quelques années, Driss partira à la retraite. Il finira sa vie à moitié en France et à moitié au Maroc. A égale distance des souffrances qu'il a vécues des deux côtés. Terre grise de l'identité. C'est cela qu'il laisse en héritage à ses quatre enfants, entre 21 et 28 ans, tous bacheliers (l'un est comptable ; un autre, technicien de laboratoire, mais il en parle peu). Cela, et la certitude qu'ils auront à leur tour à mener en France le combat que sa propre génération a perdu. A travers la vitre de sa portière, il suit des yeux le trottoir : « Vous voyez, tous les jours je prends ce chemin pour prendre le RER. Il y a des jeunes maghrébins qui passent. Ils sont étudiants. Les policiers les connaissent, les policiers les arrêtent. C'est pour cela que ma vie en France m'a déçu. Nous et nos enfants restons immigrés partout. »
(1) L'usine, ex-Simca, devient Talbot en 1979. A partir de 1985, elle produit des 309 Peugeot pour PSA, propriétaire depuis 1975. Elle assemble aujourd'hui des 206.
(2) in les Sept Vies de Poissy, de Jean-Louis Loubet et Nicolas Hatzfeld (Editions techniques pour l'automobile et l'industrie).
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Qui veut faire quelque chose trouve un moyen.-Qui ne veut rien faire trouve une excuse