SUR L’ACTION PUBLIQUE Sur les propos poursuivis Dans son numéro 88, daté de décembre 2004, le mensuel TECHNIKART a publié, sur six pages, un ensemble signé de Benoît SABATIER et intitulé « Le dossier noir de l’altermondialisation », introduit par les mots : « L’altermondialisation, ses leaders charismatiques, ses combats justes, ses activistes sympas…Derrière cette nébuleuse porteuse d’ « un autre monde possible » se cache pourtant une machine aux dérapages antisémites de plus en plus inquiétants. Vous en doutiez ? En voici les preuves. » L’article principal sur ce thème était complété par un entretien avec le « philosophe et politologue, Pierre –André TAGUIEFF », publié sous le titre « Le retournement de l’antiracisme », et par une page intitulée « Critiquer l’altermondialisme, c’est possible ? » rassemblant cinq brefs entretiens avec des personnalités ainsi présentées : « Ils sont philosophes, écrivains, militants, journalistes et ont un avis sur le sujet. Nous leur avons tendu notre magnéto. » Le deuxième de ces entretiens a été réalisé avec Malek BOUTIH, défini comme « membre du PS ? coresponsable du livre « Les antifeujs, le livre blanc des violences antisémites en France ». Le texte intégral des propos attribués à ce responsable politique est ci-après reproduit, les passages poursuivis étant soulignés : « L’antisémitisme existe depuis très longtemps dans notre société, il prend des habits nouveaux selon les circonstances et l’époque. Le phénomène marquant dans les années 2000, c’est la résurgence de l’antisémitisme populaire, dû à l’exclusion sociale, politique et culturelle. C’est pour ça que vous pouvez retrouver des jeunes de cités impliqués dans des actes antisémites. Pascal BONIFACE ? (auteur d’une note en 2001 expliquant que le PS devait pencher du côté des Arabes, plus nombreux en France que les juifs, NDLR). Il avait glissé, il a bien fait de dégager du PS ! Je suis monté au créneau pour casser ce glissement de l’antisionisme, d’une position de radicalité politique à une sorte de racisme. C’est un trait commun de tous les antisémites : ils n’assument pas, ils camouflent leurs antisémitisme avec une théorisation qui ne tiens pas debout. » Sur le caractère diffamatoire des propos poursuivis Il convient de rappeler que le 1er alinéa de l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 définit la diffamation comme « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou 2 à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé », le dit fait devant être suffisamment précis pour pouvoir faire l’objet du débat sur la preuve de sa vérité organisé par les articles 35, 55 et 56 de la loi, quand bien même les prévenus ne seraient pas autorisés par la loi à rapporter cette preuve. La diffamation se distingue ainsi de l’injure, « qui ne renferme l’imputation d’aucun fait », comme le précise l’alinéa 2 du même article 29, mais aussi de l’expression d’une opinion qui peut être librement énoncée et débattue, dés lors du moins que, ne portant pas sur un fait matériel, mais résultant d’une analyse purement intellectuelle, sa vérité ne peut être prouvée. Si, comme le font observer les prévenus, le seul fait de qualifier une personne d’antisémite ne renferme pas contre celle-ci l’imputation d’un fait précis qui pourrait être prouvé , il n’en est pas de même au cas présent. En effet, comme le fait observer de façon pertinence la partie civile, l’accusation d’antisémitisme dont elle est l’objet est directement rattachée à sa qualité d’auteur d’une note expliquant, selon le propos poursuivi, que le Parti Socialiste devrait pencher « du côté des Arabes, plus nombreux en France que les juifs », étant précisé que le contexte, à savoir à la fois l’ensemble du dossier publié par TECHNIKART et l’allusion spécifique à « l’antisionisme », permet au lecteur de comprendre que c’est dans le cadre du jugement qu’il porte sur le conflit israélo-palestinien que ce parti politique devrait, selon l’auteur de la note, faire un tel choix. Un tel fait est précis ; il est susceptible d’être prouvé, dès lors que l’examen du contenu du document évoqué peut le confirmer ou l’infirmer ; enfin, revenant à imputer à Pascal BONIFACE de proposer au parti politique dont il était membre de se déterminer, sur un sujet sensible par les questions éthiques, historique et de politiques intérieur comme internationale qu’il soulève, en fonction, non pas de la règle de droit et de l’intérêt collectif, mais de considérations électoralistes teintées d’un antisémitisme qui affleurerait derrière un antisioniste radicale, il est contraire à l’honneur et à la considération de celui-ci. Le propos publié dans le mensuel TECHNIKART présente donc un caractère diffamatoire à l’encontre de la partie civile. Après n’avoir pas, au cours de l’instruction, réellement contesté avoir tenu les propos qui lui sont attribués et qui sont, avec la note de la rédaction définissant le contenu du document rédigé par la partie civile, le support de l’imputation, Abdelmalek BOUTIH a fait soutenir que le journaliste n’avait pas retranscrit fidèlement l’entretien qu’ils ont eu par téléphone. L’enquête a permis de recueillir l’enregistrement de la conversation entre Benoît SABATIER et Abdelmalek BOUTIH. Il résulte du procès verbal de retranscription partielle qui figure au dossier que, dans un premier temps, alors que ni le nom ni les écrits de la partie civile n’ont encore été mentionnés, la personne interviewée évoque son rôle dans des termes qui sont en partie repris dans le passage poursuivi mais qui ont été ainsi prononcés : « …quand c’est moi qui suis monté au créneau, évidemment par mon identité, par ma responsabilité de président de SOS RACISME, j’ai cassé cette machine bien huilée qui consistait à opérer ce glissement de l’antisionisme, d’une position de radicalité politique, ou que sais- je encore , à une sorte de racisme et j’ai remarqué que c’était un des grands traits, un des grands traits communs de tout les antisémites, et ils ont besoin de le camoufler, de lui donner une théorisation…» ; 3 puis, dans un deuxième temps, presque trois minutes plus tard, le journaliste (B.S) introduit, dans le dialogue qui se poursuit avec son interlocuteur (M., pour la première fois le nom de la partie civile : « B.S : Quel effet ça vous fait vous le rapport BONIFACE ? M.B. : Le rapport BONIFACE, lequel ? B.S. : Le fait que BONIFACE ait préféré partir de, du P.S. à cause de ce problème, il a dit que le P.S. devenait un parti communautariste pro-juif. M.B. : C’est la preuve qu’il avait lui-même glissé, qu’il avait plus sa place au parti socialiste, il a bien fait de dégager, c’est une bonne chose pour le parti socialiste. B.S. : Vous aviez, vous le connaissiez ? M.B. : Pas du tout. B.S. : Eh oui, donc vous vous félicitez du fait qu’il ait préféré… M.B. : Mais quand quelqu'un commence à, je veux dire dans sa motivation, sa motivation justifie le fait qu’il ait plus sa place au parti socialiste. » Le tribunal constate que, quoique l’intéressé ne s’en soit jamais publiquement ému après la publication de l’entretien litigieux, allant même jusqu'à affirmer au juge d’instruction : « je pense avoir tenu ces propos, qui semblent refléter ma position », la retranscription à laquelle s’est livré le journaliste a dénaturé le sens des paroles prononcées par la personne interviewée, d’une part, en plaçant des propos de nature générale, qui ne concernerait pas la partie civile, juste après l’évocation du nom de celle-ci, donnant donc a croire au lecteur qu’ils se rapportaient à elle, et, d’autre part, en sollicitant la portée de la réponse peu affirmative qui lui avait été faite lorsqu’il avait évoqué devant son interlocuteur un document qui, à première vue, ne disait rien à celui-ci. En tout état de cause, les propos effectivement tenus par Abdelmalek BOUTIH, même si celui-ci y reprend à son compte l’analyse que livre le journaliste de la note rédigée par Pascal BONIFACE de façon sans doute imprudente, dès lors qu’il donne l’impression de ne pas pour autant en connaître par lui-même le contenu, n’associent pas le nom et les écrits de la partie civile avec l’antisémitisme. Dans ces conditions, Abdelmalek BOUTIH ne saurait assumer la responsabilité de l’imputation diffamatoire résultant de propos qu’il n’a pas tenus, et dont le journaliste et le directeur de la publication doivent seuls répondre. Sur la bonne foi Si les imputations diffamatoires sont réputées faites dans l’intention de nuire, ces deux prévenus, qui n’ont pas offert de prouver la vérité des faits diffamatoires, peuvent cependant justifier de leur bonne foi et doivent, à cette fin, établir qu’ils poursuivaient, en écrivant et publiant les propos incriminés, un but légitime exclusif de toute animosité personnelle, qu’ils ont conservé dans l’expression une suffisante prudence et qu’ils se sont appuyés sur une enquête sérieuse. Comme il a déjà été relevé, la diffamation résulte pour partie des propos attribués à la personne interviewé et pour partie de la note de la rédaction, directement imputable au journaliste. 4 Benoît SABATIER n’ayant pas, comme il résulte de ce qui précède, retranscris fidèlement les propos de la personne qu’il interviewait, ne peut prétendre de ce chef au bénéfice de la bonne foi, même s’il était par ailleurs légitime de donner la parole à M. BOUTIH dans le cadre du dossier qu’il préparait. Pour ce qui concerne la note de la rédaction, s’il appartient à un journaliste d’expliciter les points qui, dans un entretien avec un tiers, le méritent, pour une bonne compréhension des lecteurs, il le fait sous sa seule responsabilité et donc au terme d’une enquête qui doit être sérieuse. Le contenu de la note rédigée en avril 2001 par Pascal BONIFACE à l’attention de dirigeants du Parti Socialiste figurant au dossier d’instruction peut être résumé comme suit. Dans ce document de six pages, intitulé « Le Proche-Orient, les socialistes, l’équité internationale, l’efficacité électorale », Pascal BONIFACE qualifie d’injuste la politique du gouvernement israélien dans les territoires occupés et s’étonne qu’ « une situation inacceptable » soit « pourtant tolérée au Proche-Orient ». Il rappelle le traumatisme subi par le peuple juif au travers de la Shoah, qui fait qu’ « Israël représente le sanctuaire, la certitude que le pire ne recommencera jamais », et relève le contraste entre le caractère démocratique d’Israël et les « régimes autoritaires, si ce n’est dictatoriaux » de ses voisins. Il s’interroge cependant : « pour que la Shoah ne se reproduise plus, doit-on s’accommoder de la violation des droits d’un autre peuple ? » et dénonce le soupçon d’antisémitisme qui pèse sur « tous ceux qui s’opposent à la politique du gouvernement d’Israël », tout en reconnaissant « qu’il y’a des antisémites parmi les pro-palestiniens », mais qu’ils sont « minoritaires ». Il affirme qu’ « aujourd’hui, les principales victimes sont les Palestiniens », malgré leurs torts et leurs erreurs. Il analyse ensuite « l’évolution des jeunes, notamment des étudiants très partagés sur le sujet du Proche-Orient il y a vingt ans, massivement pro-palestiniens aujourd’hui », et estime que « le lien entre la lutte contre l’antisémitisme et la défense à tout prix d’Israël » est « contre-productif », s’appuyant sur des représentants de la communauté juive qui « se sont publiquement désolidarisés de la répression israélienne ». Il critique la communauté juive qui mise « sur son poids électoral pour permettre l’immunité du gouvernement israélien » et prédit que « la communauté d’origine arabe et /ou musulmane (…) voudra faire contrepoids et, du moins en France, pèsera plus vite lourd, si ce n’est le cas déjà ». Il relève alors qu’à « vouloir maintenir une balance égale entre forces de l’ordre israéliennes et manifestants palestiniens (…) le PS et le gouvernement sont considérés par une partie de plus en plus importante de l’opinion comme « injustes » et y voit le signe que « la communauté arabo-musulmane n’est pas prise en compte ou est même rejetée par la famille socialiste », ce qui conforte « un repli identitaire ». Il conclut ainsi : « Il vaut certes mieux perdre une élection que son âme. Mais en mettant sur le même plan le gouvernement d’Israël et les Palestiniens, on risque tout simplement de perdre les deux. Le soutien à SHARON mérite t-il que l’on perde 2002 ? Il est grand temps que le PS quitte une position qui, se voulant équilibrée entre le gouvernement israélien et les Palestiniens, devient du fait de la réalité de la situation sur place de plus en plus anormale, de plus en plus perçue comme telle, et qui par ailleurs ne sert pas –mais au contraire dessert-les intérêts à moyen et long terme du peuple israélien et de la communauté juive française » 5 Ce document au ton mesuré constitue une analyse, laquelle peut être approuvée ou critiquée, de la situation au Proche-Orient comme de la façon dont elle est perçue en France et propose au parti socialiste d’adopter une position plus juste, aux yeux de son auteur, et plus conforme à l’intérêt bien compris des deux communautés particulièrement concernées sur le territoire national par le conflit. N’évoquant qu’en passant et pour mieux convaincre ses destinataires des considérations liées au poids électoral relatif des dites communautés, ce document est clairement dénaturé par le résumé sommaire et partial que Benoît SABATIER en a proposé. Le bénéfice de la bonne foi ne peut donc davantage être reconnu à celui-ci à ce titre. Il convient, en conséquence, d’entrer en voie de condamnation contre lui et contre le directeur de la publication de TECHNIKART en prononçant des peines d’amende. SUR L’ACTION CIVILE Le préjudice subie par Pascal BONIFACE du fait de la diffamation sera justement réparé par la condamnation des prévenus au paiement d’une somme de 3000 euros à titre de dommages et intérêts ainsi que par une publication judiciaire dans le magazine qui s’en est fait le support, selon les modalités prévues au dispositif de la présente décision. Une somme de 2500 euros sera également allouée à la partie civile sur le fondement des dispositions de l’article 475-1 du code de procédure pénale. » PCM par jugement contradictoire Prononce l’annulation de la citation délivrée au « magazine TECHNIKART » ; Renvoie Abdelmalek BOUTIH des fins de la poursuite ; Déclare Fabrice de ROHAN CHABOT, en qualité d’auteur, et Benoît SABATIER, en qualité de complice, coupables de diffamation publique envers un particulier, en l’espère Pacal BONIFACE, délit commis à Paris du 1er au 31 décembre 2004, prévu et réprimé par les articles 23,29 alinéa 1er, et 32, aliné 1er, de la loi du 29 juillet 1881 ; En répression, vu les articles susvisés : Les condamne chacun à une amende de 1 500 euros ; Reçoit Pascal BONIFACE en sa constitution de partie civile ; Condamne solidairement Frabrice de ROHAN CHABOT et Benoît SABATIER à lui payer les sommes de 3 000 euros à titre de dommages et intérêts et de 2 500 euros sur le fondement des dispositions de l’article 475-1 du code de procédure pénale ; Ordonne la publication, dans les deux mois du jour où le jugement sera devenu définitif, dans le mensuel TECHNIKART, du communiqué suivant : 6 « Par jugement en date du 31 octobre 2006, le tribunal correctionnel de PARIS, chambre de la presse, a condamné Fabrice de ROHAN CHABOT, directeur de la publication du mensuel TECHNIKART, et Benoît SABATIER, journaliste, pour avoir publiquement diffamé Pascal BONIFACE, en publiant, dans le journal daté du mois de décembre 2004, dans le cadre du « Dossier noir de l’altermondialisation », un entretien avec Malek BOUTIH le mettant en cause. » ; Dit que cette publication, qui devra paraître en dehors de toute publicité, sera effectuée en caractères gras, noirs sur fond blanc, de 3 millimètrs de hauteur, dans un encadré, sous le titre, lui-même en caractère de 5 millimètres de hauteur, « TECHNIKART CONDAMNE ».