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Petits arrangements avec l'islam
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8 décembre 2004 17:40
LOIN D'ISTANBUL
Petits arrangements avec l'islam
LE MONDE | 08.12.04 | 14h13
A Kayseri, ville d'Anatolie, un imam peint des nus, le bazar reste ouvert le vendredi à midi, le mufti inaugure des boutiques de mode féminine et les femmes hésitent : foulard, perruque, tête nue ?
Özhan Ünal est fonctionnaire de l'Etat turc. Il est imam comme d'autres seraient employés des postes. Cinq fois par jour, il officie dans une petite mosquée des environs de Kayseri, une ville de 800 000 habitants en plein milieu de l'Anatolie. En dehors du vendredi, sa mosquée n'attire pas les foules.

Il habite un appartement éclairé au néon, avec sa femme et ses deux filles, dans un quartier pauvre de Kayseri. En qualité d'imam, il gagne l'équivalent de 350 euros par mois, soit plus d'une fois et demie le salaire minimal turc, pour loger et nourrir la famille. Il n'a même pas de quoi acheter du charbon pour l'hiver, mais à l'heure travaillée, comme il dit, "c'est bien payé".

Quand l'imam vient vers vous, il vous serre la main énergiquement, fût-elle féminine : du (presque) jamais vu chez un imam. Son originalité ne s'arrête pas là : à ses nombreuses heures perdues, il pratique à la fois la sculpture et la peinture, notamment de nus, deux activités formellement interdites par l'islam. Il a beau avoir réussi à dénicher quelques passages du Coran illustrant que cette interdiction ne serait pas si certaine, qu'importe : "Même si je devais penser que c'est péché, j'aurais continué à peindre et à sculpter."

Özhan Ünal serait-il fou ? Non. Il est turc. En plein paradoxe. Il dérange les musulmans, mais c'est un fonctionnaire respecté. Le mufti de Kayseri le connaît bien, qui lui a même fait faire son portrait. La direction des affaires religieuses régie par l'Etat (le Dinayet) décide de fermer les yeux sur des pratiques qui concernent la personne privée, sans pour autant en faire la publicité. Les laïques, quant à eux, avaient pris l'imam pour cible : à la suite du brutal "rappel à la laïcité" qui frappa les islamistes de Turquie en 1997, Özhan Ünal fut par erreur accusé par le pouvoir politico-militaire, torturé et emprisonné pendant près de six mois.

Si la Turquie, seul pays musulman laïque, est le seul lieu où ces contradictions sont rendues possibles, la violence politique qui a scandé son histoire est aussi liée à ses hésitations. "Les laïques ne m'aiment pas, les musulmans ne m'aiment pas, conclut l'imam.Je dois peindre en cachette. A Kayseri, j'étouffe."

Kayseri : la ville est apparue le matin, au pied des montagnes enneigées. Le bus parti la veille de la côte égéenne avait fini sa longue traversée du plateau anatolien pour s'arrêter au milieu des buildings modernes, des minarets et de la citadelle ottomane, des effigies d'Atatürk, des publicités criardes et des peaux de mouton sanguinolentes vendues à la criée. Kayseri : un point sur la carte entre l'ouest et l'est de la Turquie, entre l'Europe et l'Asie, entre la modernité et la tradition. Entre différentes obsessions que les habitants s'acharnent acrobatiquement à rendre compatibles. En vrac : l'islam, la laïcité, le business, la démocratie, les traditions familiales... et l'entrée dans l'Union européenne.

Promenez-vous dans le bazar de la ville un vendredi, entre 12 heures et 12 h 30 : à ce moment de la prière, l'islam interdit tout commerce aux hommes. Or la moitié des magasins restent ouverts et on voit de tout dans le bazar. L'un observe le rituel en envoyant les femmes (voilées) garder la boutique ; un vendeur de blue jeans laisse le magasin sans surveillance - "Et j'ai raison, constate-t-il, car je prie si bien que le commerce redouble d'activité quand je reviens de la mosquée". Un autre ne ferme pas son stand, avec à l'appui une argumentation en béton : "Le Coran dit qu'un péché nécessaire n'est pas un vrai péché. Or gagner de l'argent m'est nécessaire..."

Ainsi marche cette ville traditionnelle de la Turquie moderne, à 99 % musulmane comme l'ensemble du pays : par de petits arrangements avec l'islam. Question de dosage entre croyance et esprit pratique. Des femmes font le ramadan, mais ne portent pas le foulard ; des hommes d'affaires n'interrompent pas le commerce le vendredi et renoncent à la prière cinq fois par jour, business oblige, mais s'interdisent toute goutte d'alcool. Certains bricolent un ramadan "à la carte" en jeûnant de temps à autre, bien que ce rite reste généralement très observé. Et ceux qui ne le suivent pas restent discrets : dans la très conformiste Kayseri, les entorses sont mal vues.

L'unique boîte de nuit de la ville, où la jeunesse dorée vient boire, fumer et n'en faire qu'à sa tête, ferme tout de même pendant le mois de ramadan..., alors que la plupart des cafés et des restaurants restent ouverts pendant les heures de jeûne. Logique toute turque. Un peu plus à l'ouest de l'Anatolie centrale, Konya, ville conservatrice et religieuse s'il en est, est également réputée pour détenir le record turc de la consommation de raki (alcool anisé) et de maladies vénériennes.

A Kayseri, l'industrialisation et la modernisation n'ont pas effacé les structures traditionnelles et religieuses. La ville, située sur l'ancienne Route de la soie, a depuis toujours un sens aigu du commerce. "Les juifs de la Turquie", a-t-on coutume de dire de ses habitants, qui ont réussi à faire de Kayseri, avec ses quelque 500 usines, un point névralgique de l'économie nationale. Depuis Istanbul, les blagues ne manquent pas sur le Kayseriote, capable de vendre des Frigidaires aux Esquimaux ou de se plaindre si son bénéfice n'atteint que trois fois son prix de revient. Un entêtement commercial qui n'oublie pas la dimension spirituelle, quitte à faire de celle-ci un atout supplémentaire.

Ahmet Hasyüncü est un homme influent à Kayseri. Il a été élu par ses pairs président de la vaste zone industrielle des faubourgs de la ville et dirige une pimpante usine de coton entièrement automatisée qui n'a rien à envier aux normes européennes. Il revient de vacances à La Mecque et nous vante ses dattes fraîchement rapportées du désert d'Arabie saoudite. Il a le rire facile et communicatif d'un bon vivant.

A l'image des "tigres anatoliens", ces hommes d'affaires à la fois économiquement dynamiques et attachés au conservatisme de leurs valeurs, une nouvelle classe moyenne a fait son nid à Kayseri, où le Parti de la justice et du développement (l'AKP, au pouvoir en Turquie depuis novembre 2002) a obtenu 70 % des voix aux élections municipales de 2004 : le record du pays pour cette formation politique taxée d'islamisme par l'opposition, mais s'affirmant "démocrate musulmane", à l'instar de la démocratie chrétienne européenne.

Religieux et modernes, à la fois "libéraux islamiques" et "conservateurs démocrates", selon les termes revendiqués par les idéologues de l'AKP, ces entrepreneurs sont nombreux à constituer ce que leurs détracteurs nomment un "capital vert" (du nom de la couleur sacrée de l'islam), fondé sur des facilités d'investissements entre musulmans. A Kayseri, des banques aux capitaux koweïtiens ou saoudiens (Kuweyt-Türk Bank, Al-Baraka Türk) affichent en vitrine des formules du genre : "Ici, bénéfices sans intérêts". Simple question d'astuce et de "petits arrangements": l'islam interdisant le prêt avec intérêt, on propose aux musulmans de rémunérer les crédits par un partage des bénéfices.

Ces hommes d'affaires musulmans sont aussi, conformément à une religion qui incite à la charité, les généreux donateurs de services publics : la prestigieuse université Erciyes de Kayseri n'existerait pas sans eux, ni maintes écoles, centres de santé ou de soupes populaires. La ville sait ce qu'elle leur doit. Ils le savent aussi, et obtiennent par leurs dons l'assurance du paradis, spirituel et fiscal.

Eux-mêmes nient toute solidarité d'ordre religieux. Ils aiment répéter qu'ils sont, eux aussi, kémalistes, et que leur foi personnelle est tout à fait distincte de leurs affaires. Ils soulignent que l'entraide informelle est une tradition turque particulièrement vivace à Kayseri et ne se confine pas aux solidarités islamiques.

"Ici, la parole vaut tous les papiers. Nous nous prêtons de l'argent sans contrat ni reconnaissance de dette", affirme Hasan Ali Kilci, président de la chambre de commerce. Les Turcs, d'ailleurs, ne pratiquent quasiment pas le chéquier ; rares sont les magasins qui possèdent un terminal de carte bancaire ; les transactions se font en espèces et les embauches souvent sans contrat de travail ni protection sociale.

Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, est venu en personne à Kayseri. C'était en juillet, pour inaugurer un ensemble de 139 nouvelles entreprises dans la zone industrielle, en expansion continue. Ahmet Hasyüncü y était. Quand on lui demande si le "capital vert" est toujours d'actualité à Kayseri, il fait cette réponse amusée : "Presque tous les entrepreneurs présents à l'inauguration se trouvaient avec moi en vacances à l'hôtel Hilton de La Mecque..." Puis il s'excuse : il doit s'absenter. Cinq minutes, pas plus, le temps d'aller prier dans la petite salle consacrée, à côté de son bureau.

L'armée, gardienne de la laïcité, veille toujours. Le pays reste figé dans le culte d'Atatürk. Mais les laïques s'inquiètent. Selon le principal parti d'opposition, le Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche et laïque), l'arrivée au pouvoir de l'AKP a favorisé des attitudes qui mettent en danger la laïcité. La fameuse inauguration des 139 usines, par exemple, a été précédée de prières et d'une lecture du Coran par le mufti de Kayseri. "On n'a jamais autant vu le mufti, ironise Mustafa Aslan, président du CHP local. L'autre jour, il est même venu inaugurer une boutique de mode féminine très "sexy" !"

Ismaïl Ulusoy, président d'une association kémaliste, fait l'inventaire de "signes insidieux" apparus au quotidien : "Au téléphone, de plus en plus de gens vous disent "Salaam aleikum" - la paix soit avec vous, dans la langue du Coran - ; dans les mariages, il arrive maintenant que les femmes se placent d'un côté, les hommes de l'autre."

Les laïques craignent que l'AKP ne parvienne à autoriser le port du foulard dans les lieux publics et à imposer que le vendredi soit férié au lieu du dimanche. Les plus acharnés d'entre eux ne vont pas jusqu'à demander la suppression du muezzin, dont la voix troublante, cinq fois par jour, ne laisse guère oublier l'intrusion permanente de la religion.

L'opposition soupçonne l'AKP de ne désirer l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne que pour obtenir l'abandon de la laïcité "autoritaire", à la française, au profit d'une tolérance à l'anglo-saxonne pratiquée par les autres pays. Mazlumder, une association pour la défense des opprimés animée par Mehmet Ugurlu, directeur d'un des quotidiens pro-AKP de Kayseri, concentre ainsi ses efforts sur les victimes de la laïcité.

"Nous obliger à enlever notre foulard est aussi totalitaire que si nous vous obligions à en mettre un", explique une brillante étudiante qui fut expulsée de l'université pour avoir voulu rester voilée. Nouvelle astuce pour ne fâcher ni Allah ni la loi : dans les hôpitaux ou à l'université, des femmes ont inventé de porter la perruque à la place du foulard. Bataille continuelle, quotidienne et... très française. Mais à Kayseri, le sens des affaires l'emporte. Comme l'aspiration, largement majoritaire, à rejoindre l'Union européenne.

Tugba Topak est lycéenne et nous invite chez elle, selon les coutumes de l'extraordinaire hospitalité turque, un jour de fête d'après ramadan. Des invités masculins sont réunis dans une pièce, leurs femmes dans une autre. Elle présente pour la première fois à ses parents son petit ami étudiant. Sa mère porte le foulard, son père nous fait cadeau d'un Coran et d'un tapis à prières. La fille, elle, a affiché ses cours d'anglais en énorme au-dessus du canapé. Elle prépare avec acharnement le concours de l'université.

Ses parents, comme 90 % des parents turcs, se saignent pour payer à leur fille le "Dersahne", l'une de ces omniprésentes écoles privées de préparation à l'entrée au lycée et à l'université, condition indispensable pour pallier l'insuffisance de l'éducation nationale et réussir les examens. La mère de Tugba ne veut pas que sa fille soit, comme elle, femme au foyer : le sort d'une majorité de femmes dans un pays encore foncièrement phallocrate, et qui contribue à atténuer les statistiques du chômage (officiellement autour de 10 %).

La nouvelle génération de femmes compte se mettre au travail. Les pieux et traditionalistes parents de Tugba le souhaitent pour leur fille : elle doit avoir un vrai métier, être indépendante. "Et ne pas porter le foulard, ajoute sa mère, qui ne veut pas enlever le sien. Il faut bien évoluer."

Marion Van Renterghem

 
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