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L’autre affaire BenBarka
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30 novembre 2004 07:43
Paris s’est enfin résolu à « déclassifier » les documents relatifs à l’assassinat de l’opposant marocain, en 1965. Va-t-on enfin connaître la vérité ? Rien n’est moins sûr.

Va-t-on enfin connaître la vérité sur l'affaire Ben Barka ? Le leader de la gauche marocaine a été enlevé en plein centre de Paris le 29 octobre 1965. On a su que le kidnapping déguisé en interpellation a été opéré par des policiers français et que l'opposant a été conduit ensuite dans la villa d'un truand située à Fontenay-le-Vicomte. On a appris encore que le général Mohamed Oufkir, ministre de l'Intérieur marocain, et le colonel Ahmed Dlimi, directeur de la sûreté, sont arrivés à Paris avant de rejoindre cette même villa.

Mais on n'a jamais été fixé sur le sort de Mehdi Ben Barka. Si l'homme, qui n'avait que 45 ans, a probablement été tué, jamais sa dépouille n'a été retrouvée. Tout au long de ces trente-neuf années, l'affaire Ben Barka a inspiré des articles innombrables, plusieurs films, des livres multiples, dont certains essaient honnêtement de dissiper les mystères et d'autres se soucient peu de la manifestation de la vérité, quand ils ne cherchent pas à brouiller les pistes. Si bien que nul, aujourd'hui, ne peut affirmer - et surtout prouver - ce qu'est devenu Mehdi Ben Barka.
C'est dire à quel point est cruciale la décision prise le 14 octobre par Michèle Alliot-Marie, la ministre française de la Défense, de déclassifier la totalité du dossier de l'affaire. En 1982, sous le gouvernement de Pierre Mauroy, puis en 1999, sous celui d'un autre Premier ministre socialiste, Lionel Jospin, on avait procédé à une déclassification partielle dès lors qu'elle ne portait pas atteinte à la « sécurité nationale ». La droite se montre donc moins frileuse, et Claude Choquet, le juge d'instruction, va avoir du pain sur la planche. Selon Me Maurice Buttin, l'avocat de la famille Ben Barka, il devrait entamer rapidement l'examen des précieux documents. Après quoi ceux-ci seront à la disposition de la partie civile.

Toutes les grandes interrogations liées à l'affaire Ben Barka, et qui ont donné lieu à des déductions et spéculations nourries davantage par l'imagination que par des faits avérés, devraient en principe trouver réponse. Mais avant de les aborder, une question s'impose : pourquoi la France a-t-elle décidé de rouvrir l'affaire Ben Barka ? Il va de soi qu'une telle initiative n'a pu être prise sans l'assentiment du président de la République, et rien, dans l'Hexagone, ne semblait faire pression en ce sens. Les relations entre la France et le Maroc, et singulièrement entre Jacques Chirac et Mohammed VI, étant ce qu'elles sont - excellentes -, on n'imagine pas que Paris puisse exhumer un dossier susceptible de porter ombrage au royaume.

Faut-il croire que c'est du côté marocain que les choses ont bougé ? Il est clair que, depuis cinq ans, le successeur de Hassan II, invoquant un droit d'inventaire, n'entend pas assumer la totalité de l'héritage de son père. Suscitant le retour au pays de la famille Ben Barka, il lui a fait dire qu'il n'avait jamais été dépositaire du moindre secret sur cette affaire. À l'initiative du Palais, la Commission Équité et Réconciliation, qu'anime un ancien prisonnier politique, traite en toute liberté et dans la transparence les questions relatives aux droits de l'homme depuis l'indépendance. Comme il a clos l'affaire du fameux bagne de Tazmamart, le roi ne serait sans doute pas mécontent de solder l'affaire Ben Barka. Mais il sait jusqu'où ne pas aller trop loin. À trop s'attaquer au règne de Hassan II, on risque de mettre en cause les fondements mêmes de la monarchie et, partant, du pouvoir de l'actuel roi.

Mais la vérité, toute la vérité, sur l'affaire Ben Barka est-elle nécessairement et fatalement en défaveur du Maroc ? Les révélations que la déclassification risque de provoquer ne vont-elles pas placer l'affaire sous un jour nouveau qui obligera à un réexamen de certains de ses aspects ? On sait beaucoup de choses sur l'enlèvement de l'opposant marocain. On en ignore aussi beaucoup - et sans doute davantage. Les conclusions, en apparence évidentes, que l'on a été amené à tirer pourraient s'effondrer, comme dans À chacun sa vérité, la pièce de Pirandello.

L'affaire Ben Barka fait penser à un embouteillage en plein carrefour. Plusieurs services de différents États s'y trouvent bloqués. Ils viennent d'horizons divers et ne vont pas nécessairement dans la même direction. Certains ont pu éviter la cohue et se dégager rapidement. Comme s'ils n'avaient jamais été là...

À première vue, la France occupe la place principale. Dès son arrivée à Paris, le 29 octobre, en provenance de Genève, Ben Barka a été pris en charge par des policiers français appartenant à différents services. Et cette attention active ne s'est point relâchée jusqu'à sa disparition. Aucun doute, la responsabilité de la France est engagée à un très haut niveau.

Celle du Maroc est notamment illustrée par l'arrivée, dans la précipitation, d'Oufkir et de Dlimi. Mais à travers le développement politique de l'« affaire », l'instruction judiciaire et enfin le procès, on assiste à une distribution des rôles et des responsabilités qui tient compte davantage de la raison d'État que du respect de la vérité. Le général de Gaulle a tranché en proclamant que « l'honneur du navire » est sauf et que la responsabilité de l'État n'a été engagée qu'à « un niveau vulgaire et subalterne ». Hassan II a royalement accepté de porter le chapeau - ou plutôt le tarbouche. Parce que la culpabilité du Maroc ne souffre certes aucun doute, mais peut-être aussi pour obéir à ses propres raisons d'État.

La question s'impose ne serait-ce qu'en raison du coup de théâtre provoqué par Dlimi. On se souvient qu'au cours du procès, le patron de la police marocaine a fait irruption afin de sauver « l'honneur de son pays ». Il disait agir à l'insu de son roi. Bien entendu, ce n'était qu'une mise en scène, mais l'essentiel est ailleurs : alors que les mêmes charges, ou presque, pèsent sur Oufkir et Dlimi, le premier a été condamné à une peine de prison à perpétuité, alors que le second était acquitté ! Après cet épisode, comment ne pas en arriver à la conclusion que la France et le Maroc avaient décidé de se ménager mutuellement et de sauvegarder leurs intérêts bien compris ? Tu me tiens, je te tiens par la barbichette...

Ils n'étaient pourtant pas seuls en cause. Un troisième larron était tapi dans l'ombre, et son rôle, pour discret qu'il ait été, a peut-être été essentiel. Il s'agit des États-Unis et de la CIA. À coup sûr, Mehdi Ben Barka était une cible pour les services de Rabat. En ce temps-là, l'opposition marocaine militait pour la démocratie, mais pas uniquement par les seuls moyens démocratiques. Le complot de juillet 1963 n'était pas une fiction, même si la répression a précédé le passage à l'acte. L'échec n'avait pas découragé Ben Barka, qui conservait la possibilité de trouver une base arrière dans l'Algérie de Ben Bella. Mais ce « commis voyageur de la révolution » (selon le mot de Jean Lacouture) n'était pas un simple opposant marocain. Il donnait à son action une dimension planétaire et se proposait, en cette année 1965, d'unifier les mouvements « anti-impérialistes » d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Après sa disparition, le projet aboutira à la tenue de la Conférence tricontinentale (La Havane, janvier 1966). Or cette intrusion quelque peu aventureuse dans leurs plates-bandes, en plein apogée du guévarisme, n'était pas pour plaire aux Américains. En clair, Ben Barka était aussi une cible pour la CIA. Plusieurs indices permettent d'étayer cette hypothèse, mais, autant que l'on sache, nul ne s'est soucié de consulter sur ce point les archives américaines.

Pour mémoire, mentionnons un quatrième larron : le Mossad israélien, cantonné, semble-t-il, à un rôle de sous-traitant. Il y a quelques années, deux journalistes israéliens avaient réussi à glaner des informations plus précises, mais ils ont dû, raison d'État oblige, les garder pour eux. La revue Bul, qui avait publié leurs révélations, a été saisie, eux-mêmes ont été mis au secret avant d'être traduits devant un tribunal militaire israélien, en décembre 1966.

Les mystères de l'affaire Ben Barka s'expliquent largement par cet extraordinaire enchevêtrement des intérêts de plusieurs États. Il n'est donc pas certain que la déclassification autorisée par le gouvernement français permette de répondre aux grandes questions et de dissiper toutes les zones demeurées obscures. Les deux précédentes déclassifications partielles n'avaient rien apporté de significatif. Théoriquement, ce qui a été soustrait jusqu'à présent à la justice devrait être plus substantiel. Quoique... Michèle Alliot-Marie a déclaré qu'« on met le tampon secret défense sur trop de choses, probablement ». C'est peut-être le fin mot de l'affaire et le signe d'une frustration annoncée.


Hamid Barrada
 
Emission spécial MRE
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