Critique La banlieue et ses "destins sans majuscule" LE MONDE | 02.03.06 | 14h19 • Mis à jour le 02.03.06 | 14h19
rançois Ruffin donne un visage à la banlieue. Journaliste, il a navigué deux ans dans le quartier nord d'Amiens pour raconter l'ordinaire de la cité, dessiner les portraits de ses habitants, raconter le quotidien de la relégation. Ni ouvrage de sociologue ni essai d'ethnologue, l'auteur propose un "voyage en sous-France" en assumant clairement la part de subjectivité de l'exercice.
Prenant le prétexte d'une enquête sur un accident du travail mortel, François Ruffin est allé rencontrer les habitants invisibles du quartier, ceux qui n'ont aucune existence médiatique ou politique. Il raconte leur destin anonyme, leurs souffrances. Et d'abord la difficulté immense à trouver un emploi durable. Ali, par exemple, "recordman" du nombre de stages qui dresse un CV interminable : un stage de préformation en mécanique générale, un stage d'insertion maintenance à l'hôpital, un autre en menuiserie, puis en réparation de machines agricoles, un stage d'orientation approfondie à la mairie, un autre dans les espaces verts, puis une expérience "multi-compétences" au lycée professionnel du bâtiment... Il a fini par trouver un emploi précaire à la salle de musculation en tant qu'"adulte relais".
A travers ces portraits de destins "sans majuscule", M. Ruffin interpelle la réussite sociale de chacun. Lui, "programmé, depuis l'enfance, pour réussir scolairement", a bénéficié du soutien parental pendant ses études. Eux, qui peuplent la cité, n'ont jamais bénéficié des coups de pouce décisifs dans une carrière scolaire. "Né de l'autre côté d'une barrière que l'on nie, et que nous, les bénéficiaires du statu quo, avons intérêt à nier, quel comédien aurait donné Zoubir ! Ou quel journaliste, avec son intuition et son bagout ! Et Rabi, quel avocat véreux, politicien roublard ! Ministre au minimum... Et Miloud, un psychiatre hors pair." Malgré leurs potentialités, ils postulent pour devenir balayeurs, agents de sécurité, aides-soignants... emplois pour lesquels ils sont souvent recalés.
Le temps passé sur le terrain permet à François Ruffin, déjà auteur des Petits soldats du journalisme (Editions des Arènes, 2003), un ouvrage remarqué sur le formatage dans les écoles de journalisme, de rendre compte de la complexité de la banlieue. Y figurent les rares éléments positifs, une certaine chaleur humaine, un sens de l'humour étonnant, le calme et la patience de la plupart des jeunes face aux injustices sociales.
Mais c'est l'accumulation des difficultés qui frappe le lecteur autorisé à pénétrer, par procuration, dans une cité où il n'a, en temps normal, rien à faire. Il y a la drogue, qui enfonce les "loques", ces "toxicos" qui ont perdu pied, et qui fait vivre ceux qui organisent le trafic, dont Rodrigue, un dealer que l'auteur a longuement suivi. Il y a les problèmes de logement - une famille qui demande un F4, une autre qui réclame de changer d'immeuble sans jamais obtenir satisfaction. La délinquance enfin : une famille dont le fils vient d'être interpellé, des parents qui ne savent plus comment assumer leur autorité.
L'histoire du Quartier nord est un récit vivant sur des années de politique de la ville, de l'emploi et d'intégration. De ce portrait sombre, il ressort le sentiment d'un immense gâchis. François Ruffin va plus loin dans la critique : il voit dans cette injustice la conséquence inavouée d'une lutte des classes où les rouages de l'école, du logement, de l'emploi, de la justice, de la drogue "broient des fils d'immigrés et d'ouvriers". "Les perdants sont désignés d'avance", explique le journaliste, convaincu que si le système broyait des fils de ministres, d'enseignants, de chefs d'entreprise, la situation s'améliorerait très rapidement.
-------------------------------------------------------------------------------- QUARTIER NORD de François Ruffin, Fayard, 518 pages, 22 €.
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