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(In)compétences, le talon d’Achille du nouveau modèle de développement du Maroc ? [Edito]

Les modèles de développement possibles pour le Maroc ne manquent pas. La question sera surtout de savoir quelles compétences seront mobilisées pour le dérouler.

Publié
Thétis plongeant Achille dans le Styx / Antoine Borel - Peinture à l'huile sur toile (1787)
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«Ma kayench m3amen», l’expression favorite d’une partie des Marocains qui veulent se décharger de leur responsabilité en rejetant la faute sur les sous-fifres. Pourtant, cette expression populaire décrit de plus en plus l’un des principaux maux plombant l’avenir du Maroc. Le développement économique des dix premières années du nouveau règne a été vorace en compétences. Si les écoles, instituts et universités du royaume ont fourni le gros des troupes, l’Etat marocain n’a pas hésité à piocher dans le vivier des compétences marocaines à l’étranger. 

Le mercato est évidemment plus facile quand le pays est sur une pente ascendante, dirigé par un Roi qui vient de s’asseoir sur le trône, et que le moment est à l’espoir d’une émergence de nombreuses nations en voie de développement. Mais quand on sent ralentir cet élan aidé par le vent de dos, alors qu’il eût fallu pédaler plus vite pour ne pas faire du sur place, le Maroc s’est reposé sur ses acquis. 

Fossilisation des compétences 

Ainsi, même les bons profils qui ont vite grimpé dans l’échelle des responsabilités sont devenus indéboulonnables, voyant leurs compétences se fossiliser, parfois même leur probité décliner dangereusement. Le brouillard du renouveau s’étant dissipé, nous ne voyons que l’ancien système qui s’est réinventé.

Ce constat de pénurie de compétences et d’ankylose des cadres actuels est plus inquiétant qu’il n’y paraît. Le Maroc est engagé dans une mue que nos dirigeants savent essentielle pour l’avenir : régionalisation et déconcentration du pouvoir, grands chantiers structurants, urgence du développement des régions rurales et montagneuses, adaptation aux changements climatiques, sans parler des défis technologiques insuffisamment pris en compte pour l’instant. Pour mener de front toutes ses ambitions, l’Etat marocain devra trouver de nombreux profils pointus, des femmes et des hommes capables de mener les projets jusqu’au bout.

Mais où les trouver alors même que notre système d’enseignement public doit déjà résister à son propre effondrement ? On paye aujourd’hui le lourd prix de la vision sécuritaire de l’enseignement des années 70-80. Un système qui se perpétue aujourd’hui moins dans la répression des élèves que dans la baisse tendancielle de la qualité du corps enseignant, issus de cette génération des années de plomb. De plus en plus de diplômés de l’enseignement public mais pour un niveau moyen de plus en plus bas. La multiplication des écoles et universités privées - hormis quelques exceptions - ne sont qu’un cache-sexe onéreux pour masquer les limites de notre système d’enseignement public.

Les grandes écoles étrangères installées au Maroc et les diplômés de l’étranger pourront éventuellement servir de variable d’ajustement. Encore faut-il les attirer pour se mettre au service du pays. Comment parvenir à cet exploit alors même que le Maroc ne parvient pas à se projeter dans l’avenir, n’a toujours pas défini son «nouveau» modèle de développement, et reporte les réformes cruciales dans les secteurs piliers de toute nation : l’éducation et la santé. Inutile de rappeler qu’une ouverture tous azimuts au privé ne constitue pas une réforme, mais sert au mieux de rustine, au pire un abandon de certaines fonctions régaliennes de l’Etat.

Changer de système ou périr

Cette perte de confiance en notre avenir a des effets délétères sur la bonne marche de l’économie du pays. Nous avons déjà écrit sur les ingénieurs informaticiens partis tenter leur chance à l’étranger. La fuite des cerveaux touchant les médecins, l’enseignement supérieur, voire même les ministères les plus importants est bien plus inquiétante.

Pourtant, nos ministres et autres responsables de la chose publique semblent bien peu concernés par le mur vers lequel nous fonçons. Pensent-ils sérieusement que des plans concoctés par des grands cabinets conseils ou sur un bureau ministériel pourront cacher la pénurie de compétences censées les mettre en oeuvre ? N’ont-ils donc rien appris du Plan Azur ou celui relatif à l’accélération industrielle...

Replacer le mérite au coeur des recrutements et de la promotion des hauts cadres, est aujourd’hui essentiel pour faire rejaillir l’espoir chez nos talents qui ont perdu foi. Aveuglés par les indicateurs économiques, il est parfois des points faibles qu’on ignore jusqu’au jour où ils peuvent asphyxier l’économie d’un pays. La mythologie grecque nous l’enseigne avec le célèbre exemple de Thétis, qui trempa son fils Achille dans les eaux du Styx, réputées rendre invulnérable. Mais pour le plonger dans le fleuve, elle dû le tenir par le talon. Or c’est à cause d’une flèche empoisonnée reçue dans la seule partie vulnérable de son corps qu’Achille périt. Faire fuir nos talents, voilà notre talon d’Achille.