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Fatima Khemilat : «Le sexisme et le racisme sont deux combats étroitement liés» [Interview]

Doctorante à Sciences Po Aix, spécialiste des questions relatives à l’islam en France, Fatima Khemilat souligne la difficulté, pour les femmes musulmanes victimes de violences sexuelles de la part de responsables religieux, de briser l’omerta, au risque de donner du grain à moudre aux cercles islamophobes.

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Fatima Khemilat lors d’un entretien avec Mediapart sur la réception de #MeToo dans les milieux musulmans, le 11 juillet 2018. / Ph. Capture d’écran Mediapart
Temps de lecture: 5'

Le 3 novembre dernier, peu après l’éclatement de l’affaire Ramadan, Fatima Khemilat rappelait dans les colonnes du Monde que les responsables religieux musulmans n’ont pas le monopole des violences sexuelles, qui s’exercent également dans les milieux catholiques et juifs, entre autres, et sont soumises à une seule et même loi : celle du silence.

Certains responsables musulmans exercent une emprise spirituelle et psychologique sur des femmes pour mieux exploiter leur vulnérabilité. La manière dont ces affaires sont étouffées – des imams renvoyés dans leur pays ou affectés dans d’autres mosquées s’ils sont Français, dites-vous, – rappelle le modus operandi de l’Eglise catholique. Il n’y a donc pas d’«exception musulmane»…

Non, et faut-il s’en étonner ? Les lieux de culte musulman, pas plus mais pas moins que ceux des autres cultes, sont le lieu d’abus de pouvoir et d’abus sexuels. Les logiques institutionnelles y sont à l’œuvre comme ailleurs. Quand un «abus» est commis par un imam ou un responsable associatif, les autres membres de la mosquée ne souhaitent pas que cela s’ébruite pour ne pas «ternir l’image» de la mosquée. Du coup, les affaires sont étouffées, les victimes d’une manière ou d’une autre sont «convaincues» de ne rien dire, et les imams/responsables associatifs sont renvoyés vers leur pays d’origine s’ils sont détachés ou déplacés dans une autre mosquée. C’est exactement le même mode opératoire que pour les autres ministres du culte, rabbin, prêtres ou pasteurs. Ce qui prime, c’est «la réputation» de la chapelle dans laquelle on officie. C’est à leurs yeux beaucoup plus important visiblement que la sécurité des femmes.

Vous écrivez que les femmes se retrouvent souvent prises en étau entre deux formes de patriarcat – celui de la société dominante et l’autre de la «communauté musulmane». C’est-à-dire ?

Les femmes musulmanes en France sont victimes du patriarcat de la société dominante comme n’importe quelle autre femme dans un premier temps. Moins bien payées, plus exposées à des emplois précaires, exposées aux injonctions esthétiques, de minceur, de maquillage, qui imposent aux femmes d’être des objets désirables et dont on peut disposer, ce que l’écrivaine et féministe marocaine Fatema Mernissi appelait d’ailleurs «le harem taille 38»... Les femmes ne sont plus enfermées entre quatre murs en Occident ; elles le sont dans leur corps, ces toutes petites silhouettes trop affamées et conditionnées pour se défendre.

En plus de cela, dans un second temps, elles sont victimes de discriminations spécifiques mêlant sexisme et racisme. Elles se voient ainsi limitées dans leur perspective d’ascension et d’intégration sociales puisque beaucoup d’activités et de métiers leur sont interdits si elles portent le voile : l’école publique, la fonction publique, les sorties scolaires, les salles de sport, les plages... Il s’agit là de discriminations qui enjoignent les femmes voilées à se découvrir de force. Ces mesures sont justifiées par la nécessité de «libérer» les femmes musulmanes voilées de l’emprise du religieux et par là-même de celle de «l’homme arabe», entendu dans sa version essentialisée et raciste comme sexiste et violent par nature.

A côté de cela, elles sont sujettes à du sexisme et à des violences sexuelles, y compris dans la minorité musulmane dont elles sont issues. Comme n’importe quel groupe social, les femmes y subissent des viols, attouchements, violences physiques. L’ennui, c’est que dénoncer ces violences intra-communautaires pourraient faire le jeu du racisme puisque le patriarcat de la société dominante pourrait en faire usage pour valider ses stéréotypes islamophobes, du type : «l’islam est une religion inégalitaire, misogyne. La preuve : les hommes musulmans maltraitent les femmes», etc. Les femmes musulmanes victimes de violences sexistes et/ou sexuelles au sein de leur minorité sont ainsi presque forcées de choisir entre faire le jeu du racisme en dénonçant leur agresseur lorsqu’ils sont musulmans, car leur parole pourrait être instrumentalisée à des fins islamophobes, et le sexisme, en ne disant rien et en laissant ainsi se poursuivre les violences dans un cercle intra-communautaire.

Cependant, quand on y regarde de plus près, il n’y a pas deux patriarcats, mais un seul. Ce que certaines auteures féministes appellent le «continuum patriarcal». Ce dernier pousse les femmes à se taire sur les violences qu’elles subissent, ce qui bénéficie de manière générale à la culture sexiste qui, elle, n’a pas de frontières.

Comment les partisanes d’un féminisme musulman peuvent-elles apporter leur soutien aux femmes victimes de violences sexuelles de la part de responsables religieux, dans un pays où elles sont conspuées par les tenantes d’un féminisme «occidental» ?

C’est un exercice d’équilibriste compliqué mais qui doit être réalisé à mon sens. Que les violences sexuelles viennent d’hommes musulmans ou non, il faut les dénoncer. La règle c’est «le silence ne vous sauvera pas», comme disait Audre Lorde, auteure féministe afro-américaine. La parole, même si elle ne mène que très rarement à la condamnation du violeur, soulage la victime, la sort de ce silence qui l’emmure vivante, qui l’isole et la fait se sentir coupable de ce qui lui est arrivé.

La parole permet aussi de prévenir les autres femmes que tel ou tel homme est un prédateur sexuel, tout comme il rompt avec le sentiment d’impunité dont les hommes bénéficient. Il me semble que les féministes musulmanes dans les pays où l’islam est minoritaire doivent dénoncer tant les discriminations et violences commises par la majorité que les violences commises en intra-communautaire. Il ne faut rien lâcher, tant sur le plan du sexisme que sur le plan du racisme, car ce sont deux combats qui sont étroitement liés.

Pensez-vous que les responsables religieux en France, musulmans en l’occurrence, sont prêts à aborder et à accueillir en leurs rangs la sensibilisation au consentement et à l’éducation sexuelle ? Que leur manque-t-il ?

La plupart du temps, les responsables religieux de tous les monothéismes ne veulent pas entendre parler de sexisme, et ce encore moins dans leurs rangs. En même temps, il y a dans la société française un très fort stéréotype concernant les musulmans, à savoir l’idée qu’ils seraient sexistes par nature. Les responsables religieux musulmans n’ignorent pas la mauvaise presse qui leur est faite sur ce point, ils ont donc tout intérêt à envoyer des signaux positifs, en intégrant plus de femmes dans les conseils d’administration de mosquées par exemple, dans les fédérations, etc. C’est peut-être par la pression extérieure couplée au travail fait en interne par des femmes anonymes dans les mosquées et associations musulmanes, et par le travail intellectuel réalisé par les féministes musulmanes, que les choses bougeront un peu.

Concernant l’éducation sexuelle en revanche, on en est encore loin ! La sexualité est abordée sous le prisme des interdits : «ne faites pas ci, ne faites pas ça», et très peu en termes d’éducation au consentement. Malheureusement, c’est l’ensemble de la société française qui manque d’éducation sur ce sujet. En France, l’on peut apprendre dès 14 ans à l’école à enfiler des préservatifs, ce qui est important d’un point de vue préventif, mais personne n’apprend aux jeunes adolescent-e-s ce que signifie le consentement et comment prévenir les violences sexuelles. Il reste beaucoup de travail à faire mais il faut rester positif. Même de petites avancées peuvent faire de grandes différences dans la vie de milliers de femmes.